• LES ACTES DU COLLOQUE La folie : création ou destruction ? parus aux Presses Universitaires de Rennes en fin d'année dernière (2011), sous la direction de Cécile Brochard et Esther Pinon, interrogent les liaisons dangereuses entre folie et littérature. D'emblée présentée comme protéiforme, la démence est envisagée à la fois dans le texte – comme motif littéraire récurrent – et en amont du texte – chez l'auteur lui-même. Dès lors, les interventions des différents universitaires réunies dans l'ouvrage ont pour tâche de répondre, grâce à la confrontation de textes d'époques, de cultures et de genres extrêmement variés, au double problème résumé ainsi par Cécile Brochard : "La folie est-elle une ressource fertile, ou menace-t-elle l’écriture de mutisme ? La figure du créateur a-t-elle partie liée avec celle du fou ?"

    Par Grégory Le Floc'h

    "DE 1850 À LA FIN DU SIÈCLE, il fallait être fou pour écrire", constate Sartre, dans L’Idiot de la famille. La névrose, jugée condition sine qua non du génie littéraire, est recherchée, traquée voire simulée par nombre d’écrivains – et bien au-delà des limites historiques fixées par Sartre. L’illumination rimbaldienne, rappelle Pierre Brunel, procède de cette destruction volontaire et méthodique − ce "dérèglement de tous les sens" − sans laquelle les hallucinations et la voyance du poète deviennent impossibles. "L’Alchimie du verbe", célèbre sous-titre du significatif DELIRES II, n’est autre que, selon Rimbaud lui-même, "l’histoire d’une de [s]es folies". Torture du corps et de l'esprit, cet état pathologique se révèle un dangereux mais fécond voyage dans l’univers poétique. Aphrodisiaque de l'écrivain, stimulant ses capacités poétiques, la "folie qu’on enferme", expression rimbaldienne réutilisée par André Breton dans le Manifeste de 1924, devient l’ardent objet d’une quête à laquelle se livrent les Surréalistes.


    Folie, Ô Muse !

    SYSTÉMATISÉ ET RADICALISÉ, le processus qui mène à la démence devient une question cruciale pour les Surréalistes, et en particulier pour René Crevel qui a réussi, selon Marc Verlynde, "l’union totale entre le vécu et la parole poétique". Fasciné par les transes médiumniques d’une voyante, Crevel s’adonne à un vaste programme d’expérimentation dans le champ de la folie, allant de l’écriture automatique, qui laisse émerger des fulgurances inconnues, jusqu’aux veilles hypnotiques, qui donnent libre cours aux désirs folie, littérature, fou, création, destruction, colloque, actes, communication, analyse, balzac, henry james, james, horla, maupassant, surréalisme, surréalistes, cécile brochard, esther pinon, rennesauto-destructeurs de Crevel – Breton l’a d’ailleurs sauvé in extremis d’une pendaison – en passant par l’hystérie collective et le rêve. Ces états psychiques, où s’évanouissent les barrières de la conscience, sont autant de tentatives pour faire remonter à la surface une vérité cachée à caractère oraculaire. Alcool, drogue, errances, privation de sommeil, de nourriture et de sexe, la folie surréaliste est une expérimentation qui soumet chaque instant de la vie du poète à l’accablante "hygiène" du délire. Au risque, Crevel l’avoua lui-même, de simuler cette démence tant recherchée pour ses vertus poétiques.

    LA CR
    ÉATION POÉTIQUE se fait alors au prix de la destruction mentale et physique du poète, conscient que la démence lui ouvre la porte d’un imaginaire auquel la raison seule n’aura jamais accès. Breton, fort de son savoir dans le domaine psychiatrique, écrit dans le Manifeste de 1924 que les fous "puisent un grand réconfort dans leur imagination" : "Et de fait, les hallucinations, les illusions etc., ne sont pas une source de jouissance négligeable. […] Les confidences des fous, je passerais ma vie à les provoquer." Si Breton remarque l’importance de l’imagination pour les fous réels, Julien Roirand va plus loin et affirme le goût du romanesque qu’ont les fous de fiction, comme si les écrivains ressentaient le besoin de créer leur double de papier, un double à qui la folie est acquise sans difficulté. Madame Bovary et Don quichotte seraient bien deux névrosés qui succombent au "péché du romanesque". L’imagination de la nurse du Tour d’écrou d’Henry James est stimulée à l’excès par Les Mystère d’Udolphe d’Ann Radcliff, roman qui la fascine au point de voir les lignes de sa propre vie se confondre avec celle du personnage d’Emilie. L’exemple du Horla de Maupassant est sans doute plus frappant dans la mesure où c’est en pleine lecture de la Nuit de mai de Musset – choix de poème extrêmement significatif car il s’agit de la visite de la muse au poète… − qu’apparaît au narrateur-personnage, pour la première fois, cet être invisible.



    Descente aux Enfers

    IL N'EST DONC PAS ÉTONNANT que le personnage "d’artiste" en littérature soit indissociable d’une certaine démence ou, comme l’analyse Patrick Berthier, d’une certaine "monomanie". Frenhofer, le peintre du Chef d’œuvre inconnu et Balthazar Claës, l’alchimiste de La Recherche de l’absolu, sont deux personnages balzaciens au "génie fantasque", fous pour beaucoup mais sur les fronts desquels apparaissent des "mondes poétiques". Le peintre, retravaillant sans cesse son tableau depuis des années, a transformé sa toile en amas indistinct de peinture duquel émerge un pied fabuleux et rescapé, "fragment échappé à une incroyable, à une lente et progressive destruction". De l’œuvre de Frenhofer, rien ne restera de l’incendie qu’il provoquera. Même sort pour Balthazar sur le destin duquel "l’idée d’absolu avait passé partout comme un incendie" − faut-il d’ailleurs voir dans cette récurrence du motif des flammes une descente aux Enfers dans laquelle la folie revêtirait un caractère diabolique ?

     


    SI, POUR BALZAC, L'ARTISTE et son œuvre ne survivent jamais à leur démence, Sartre brise toutefois cette mortelle alliance entre manie et création littéraire. S’il prend soin de circonscrire temporellement la corrélation entre œuvre et folie, c’est bien pour affirmer, selon Yves Ansel, "le caractère aléatoire, historique" de ce "long rêve littéraire". Certes l’artiste est pétri de folie, les premières nouvelles de Sartre ne cessent de le démontrer, mais le véritable écrivain doit pouvoir proposer une autre issue que la destruction. A travers deux nouvelles traitant du thème de la démence, Sartre dresse le portrait de deux écrivains ratés comme pour mieux dessiner en creux ce qu’il attend d’un écrivain accompli. La nouvelle Erostrate met en scène l’échec littéraire à travers le personnage misanthrope et mégalomane de Paul Hilbert, employé de bureau, qui, voulant sortir de l’anonymat qu’il ne supporte plus, décide de tirer au hasard dans la foule. Désireux de laisser une trace, obsédé par sa postérité, il lui semble que l’acte destructeur soit le choix le plus approprié. En effet, l’histoire n’a-t-elle pas retenu le nom d’Erostrate, l’incendiaire du temple d’Ephèse alors qu’elle a oublié celui de son bâtisseur ?


    Revolvers aux poings

    LE SENS DE LA NOUVELLE prend une autre dimension quand Yves Ansel met en lumière les troublantes similitudes qu’il existe entre Paul Hilbert et les hommes de lettres. Réflexions poussées sur le langage, jalousie des écrivains reconnus, soif de postérité, autant d’éléments qui rapprochent la folie de cet Erostrate moderne de celle des écrivains. De plus, l’acte meurtrier de Paul Hilbert n’est autre que la mise en fiction d’un précepte surréaliste exposé dans le Manifeste de 1924 selon lequel "l’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule". Avec Erostrate, Sartre – et comment ne pas voir aussi, avec cette paronomase, un autoportrait critique de l’auteur qui règle ses comptes folie, littérature, fou, création, destruction, colloque, actes, communication, analyse, balzac, henry james, james, horla, maupassant, surréalisme, surréalistes, cécile brochard, esther pinon, rennesavec sa propre folie ? – fustige le Surréalisme et en dénonce les maladies mentales. Paul Hilbert incarne alors l’écrivain raté et frustré, mégalomane et, selon le mot de Stendhal, "postéromane". Pour Sartre, le véritable écrivain est ailleurs. Il n’est certainement pas dans la destruction, ni dans l’auto-destruction comme le montre La Chambre, autre nouvelle de l’auteur dont le personnage central, Pierre, prostré dans sa chambre et prisonnier de ses hallucinations, vit en-dehors du monde.

    SI SELON SES BEAUX-PARENTS et le docteur, il est fou, de toute évidence, sa femme et le narrateur restent perplexes. Encore une fois, ce personnage développe des symptômes communs aux écrivains. En témoignent son besoin d’imaginaire et sa recherche d’un refuge loin du réel. Toutefois, il demeure une différence fondamentale : la folie de Pierre est destructrice (et seulement destructrice) car elle l’enferme dans l’incompréhension et l’isole du reste du monde, alors que la démence du véritable écrivain, selon Sartre, se verbalise et s’extériorise grâce à l’écrit. De nouveau, Sartre met en scène, avec le personnage de Pierre, un écrivain raté, incapable de dépasser ses visions autistiques. L’analyse de Flaubert par Sartre devient alors essentielle pour saisir l’enjeu de ce duel entre folie et création littéraire : "Flaubert ne triomphe de sa maladie que du jour où il ne se complaît plus dans les fantasmagories de sa névrose, […] mais entreprend de sortir de son blockhaus mental, d’objectiver le subjectif, de devenir écrivain. " Sartre offre alors au fou la littérature qui le sauvera de la destruction en lui permettant d’inscrire sa folie dans une "pratique sociale reconnue". Dès lors, la littérature n’échappe plus au thème de la démence et devient le support d’une pensée critique ou philosophique. La folie devient discours sur le monde.



    La folie vacillante

    LA D
    ÉMENCE est une question de perspective. Dès lors que l’éclairage change, ses contours s’en vont modifiés ; ils s’épaississent ou s’évanouissent. Dominique Peyrache-Leborgne, à travers le topos de la nef des fous, analyse le double regard porté sur eux, une ambiguïté née de la discordance entre l’Ancien et le Nouveau Testament. La conception vétérotestamentaire selon laquelle le fou est l’insensé et l’impie détesté de Dieu inspira à Pieter von Heyden la gravure Die blau Schuyte (1559) mettant en scène une barque (la nef), symbole "d’un monde à la dérive ayant rompu avec l’ordre divin", menée par un fou, une cruche en guise de couvre-chef, distribuant aux oiseaux – geste sacrilège − des cerises qui ne sont autres, selon la tradition, que les fruits du Paradis. A bord, des viveurs licencieux, chantant, s’amusant et se querellant tout à la fois. Le topos de la nef des fous ne peut être traité plus négativement. Jérôme Bosch, quant à lui, réinvestit l’héritage néotestamentaire, selon lequel la folie est positive et salvatrice, dans sa gravure La Nef des fous (vers 1500), renversant ainsi les repères mentaux hérités du Moyen-Age.

     


    AU PREMIER PLAN, un franciscain et une religieuse, égayés par l’alcool, tentent de mordre dans un gâteau suspendu au-dessus d’une table sur laquelle ne restent plus que des reliques d’un plat de cerises, tandis qu’au second plan, seul et à l’écart, se recroqueville un homme vêtu du costume traditionnel du fou de carnaval. À cette différence près que sa couleur est plus pâle, comme si Bosch faisait signe que le fou était devenu l’austère et tranquille spectateur de la débauche du monde. Le fou se contente d’une modeste écuelle pour se désaltérer, mime, selon Dominique Peyrache-Leborgne, du geste eucharistique achevant de faire du fou un folie, littérature, fou, création, destruction, colloque, actes, communication, analyse, balzac, henry james, james, horla, maupassant, surréalisme, surréalistes, cécile brochard, esther pinon, rennesavatar de l’innocence du Christ. La Renaissance permet en effet ce nouveau regard sur la démence dont le point d’orgue reste L’Eloge de la folie (1511) d’Erasme qui signe la mort du Moyen-Age et de l’influence de l’Ancien Testament en instaurant comme précepte philosophique le paradoxe de la folie et de la sagesse. Le chemin de la sagesse passera désormais par la prise de conscience de sa propre démence ; dès lors, celui qui se croit sage est fou. Erasme définit par conséquent la folie comme une source de joie créatrice et d’énergie vitale, stigmatisant les fausses sagesses – en particulier l’ascétisme dont il dénonce la stérilité.

    DÈS LORS, l’ambiguïté ne quittera plus les "fous", eux qui ne cessent de susciter des interrogations dans leur entourage. Leur folie semble insaisissable et toute tentative de diagnostic impossible. Le fou résiste à toute forme de discours catégorisant et impose le doute et les suppositions. Balzac l’a bien saisi, et Patrick Berthier insiste sur cette stratégie narrative qui aménage différentes interprétations. Dans L’Illustre Gaudissart, alors que le narrateur s’amuse à faire de Margaritis, dès le début de la nouvelle, un "fou, comme on est fou quand on est fou" et à présenter Gaudissart comme un bonimenteur fort habile et raisonneur, la fin du texte trompe les attentes au terme d’un quiproquo qui fait dire "des choses plus sensés" à Margaritis et rendra fou Gaudissart. Le doute est alors la seule position que le lecteur peut décemment adopter. Celui qu’on lui présente comme fou l’est-il réellement ? "Frenhofer est-il raisonnable ou fou ?", s’interroge le narrateur.

    SI LE JEUNE PORBUS déclare fou celui qui travaille depuis des années à un tableau qu’il ne veut montrer à personne, Poussin, quant à lui, charmé par la nature artiste de Frenhofer, persiste à voir en lui un "génie" qui, vivant dans "une sphère inconnue" est difficilement compréhensible pour le commun des mortels. Le même double regard est porté sur Balthazar Claës, dont la femme et la fille sont persuadées de sa folie, mais sur le front duquel le narrateur faire naître des "mondes poétiques". La démence supposée des artistes balzaciens devient donc le support d’un questionnement plus large sur leur place dans la société du XIXème siècle, incapable d’accéder à la "sphère" de l’artiste qui lui reste totalement "inconnue". D'ailleurs, ce doute, qu’impose la folie en littérature, ne peut pas ne pas être au cœur de la poétique du genre fantastique qui sans cesse impose une double interprétation, mais qui jamais ne permet de trancher. Le héros du Horla est-il fou ou sain d’esprit ? L’auteur empêche le lecteur de se prononcer, sous peine de détruire le genre et de basculer dans un autre. Cette oscillation permanente du regard rend flou les frontières entre folie et réel, entre hallucination et entendement, et libère un faisceau d’images inédites qui tente de rendre compte de cette perte fondamentale des repères.



    Alchimiste de l'image

    DANS LA LITT
    ÉRATURE FANTASTIQUE, le "fou" n’a de cesse, selon Julien Roirand, de tenter de démontrer au monde son bon sens et son équilibre en pourchassant sans relâche l’objet qui incarne sa démence. Voir, décrire et établir la "preuve du caractère non pas hallucinatoire de ses visions" devient une priorité pour le personnage fantastique contraint, de ce fait, à recourir à une écriture expérimentale dans sa recherche de représentation de la pathologie. En effet, l’écriture fantastique se donne le défi de dépasser le discours scientifique, incapable de rendre compte d’une "réalité dotée d’aucune matérialité". Au centre de l’écriture fantastique se noue alors une réflexion sur l’impalpable et l’imperceptible, interrogeant les limites du langage et son incapacité à rendre compte d’un monde qui échappe, fuit et refuse de se laisser si facilement mettre en mots. La folie du personnage intervient comme une solution langagière qui, grâce à sa liberté créatrice, sauve l’écriture du silence et de l’échec. Le fou est un "alchimiste de l’image".

     


    DÈS LORS, le monde se distord sous l’effet de la pathologie, ses formes s’étirent et se déforment dans un vaste jeu d’anamorphose de la réalité. Ce principe anamorphique instaure une nouvelle perception des choses, ou plutôt leur perception multiple selon l’angle d’où l’on observe, celui du narrateur ou celui du fou. L’écriture de la folie impose donc un relativisme, sous la pression duquel l’univers se déforme jusqu’à se dédoubler au gré des visions du personnage. Face au problème de la représentation de l’invisible, l’écriture change d’objectif et devient impressionniste : au lieu de peindre la chose elle-même, elle peint l’effet qu’elle produit. L’écriture de la démence devient ainsi suggestion. L’analogie fonde alors le récit fantastique, si bien que dans Bruges-la-Morte de Georges Rodenbach, le narrateur explique, au sujet du personnage principal, Hugues Viane, que "le démon de l’Analogie se jouait de lui".


    Désordre des sens

    SI LA FOLIE permet à l’artiste de devenir, à l’instar de Rimbaud, un "opéra fabuleux", affirmant ainsi le génie créateur du fou, il ne faut pas considérer l’anéantissement mental et physique que la pathologie provoque comme une force antithétique exercée contre cette création poétique. Au contraire, la destruction que la démence impose au poète nourrit sans cesse sa création. Ainsi, le génie de Frenhofer n’aurait pu exister sans sa dimension pathologique, et les capacités mentales de Louis Lambert, personnage récurrent de La Comédie humaine de Balzac, n’auraient eu la même énergie sans le danger permanent de démence qu’elles impliquaient. C’est donc systématiquement sous son côté angoissant que Balzac présente l’intelligence hors du commun de Louis qui est "un enfant plein d’avenir, qui, sous le joug, d’une imagination presque divine, s’abandonnait avec amour au torrent de ses pensées". Le génie de Louis se nourrit
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    L'INTERP
    ÉNÉTRATION entre création et destruction se radicalise dans l’œuvre de Musset marquée par le frénétisme, sous-genre du romantisme, dont l’écriture et les thèmes sont traversés d’une "fièvre d’Absolu", selon l’expression de Pierre-George Castex, et des spasmes violents de l’orgasme mêlés à ceux de la mort. Sylvain Ledda explique ainsi que la folie chez Musset est avant une "esthétique du débord" : orgie, terreurs nocturnes, débauche et démesure scandent ses textes où le sexe et la mort s’entremêlent systématiquement sous les formes les plus excessives. Aussi, interroger la démence chez Musset équivaut-il à comprendre l’excès destructeur qui s’empare de l’échange amoureux. Que ce soit dans Rolla ou dans La Coupe et les lèvres, la volupté amoureuse est indissociable d’une peinture de l’agonie. Tout se passe comme si l’extase sexuelle préfigurait la destruction des êtres. L’origine de cette corrélation macabre tient tout entière dans la définition de l’amour selon Musset : "Il n’y a de vrai au monde que de déraisonner d’amour." Cette déraison provoque à la fois un désordre des sens – expliquant l’attraction sensuelle pour la mort – et un désordre de la versification.

     


    NAMOUNA ET ROLLA, entre autres, présentent un rapport nouveau au langage : un rapport frénétique, où les spasmes orgasmiques et moribonds des personnages se diffusent dans les vers, multipliant les anacoluthes, les enjambements et les accélérations de rythme. Dans la prose, ce goût pour le désordre macabre se traduit par un style flamboyant, notamment lors des scènes d’orgie – voire de nécrophilie − de la Confession d’un enfant du siècle, nourries d’images osées et d’exagérations stylistiques. Sylvain Ledda fait le parallèle entre l’hybris grec et la "crise" que Musset définit parfaitement dans une lettre à George Sand : "Aujourd’hui, si mes sens me conduisaient chez une fille, je ne sais pas ce que je ferais, il me semble qu’au moment de la crise, je l’étranglerais en hurlant." Cette crise – de démence −, nourrie d’un puissant désir de destruction, est pourtant une source intarissable de poèmes et de récits frénétiques, proposant une réflexion langagière inédite.


    La figure du fossoyeur

    LARISSA DOGBO BOZOUZOUA analyse la même corrélation entre création et destruction chez les personnages jugés "fous" des romans de Boubacar Boris Diop, à cette différence près que la création n’est plus de l’ordre littéraire, mais bien idéologique. Pour Bozouzoua, la folie, dans l’univers de Boris Diop, est vécu sur le mode de la révolution, faisant des fous de véritables contestataires. Si dans Le Temps de Tamango, N’Dongo tranche la main d’un griot et le tue, ce n’est pas qu’un simple geste destructeur qui lui vaut d’être traité de "fou" par la foule témoin, mais c’est un acte par lequel sont dénoncées les déviances de la société moderne africaine qui trahit les idéaux et les valeurs de la société traditionnelle. Les griots traditionnels sont dépositaires de la parole et, en cette qualité, ont un rôle important à jouer vis-à-vis du peuple. Alors, quand N’Dongo se voit interpellé par un griot qui, au lieu de s’adresser au peuple, lui tend la main et s’adonne à la mendicité, il ne peut résister à ce geste "fou", mais idéologiquement significatif. C’est là toute l’irrationalité de la folie qui ne permet l’accomplissement d’actes positifs qu’à travers une pulsion mortifère.

    C
    ÉCILE BROCHARD analyse ce paradoxe dans le champ politique en s’intéressant aux autobiographies fictives de dictateurs dans lesquelles les plus grand fous sont les dictateurs eux-mêmes. Violemment soumis à leur colère, comme autant de réincarnation de Roland furieux (personnage analysé par Emmanuelle Soupizet), les dictateurs muent la raison d’état en folie criminelle : les purges, la création de camps et l’emprisonnement des opposants politiques qualifiés alors de "fous" pour s’être opposés au pouvoir en place sont autant de manifestation d’une volonté sans limite et sans précédent de destruction totale. Toutefois, Cécile Brochard analyse comment la démence du dictateur bâtit, sur les ruines d’un monde qu’il anéantit, les fondations d’un nouveau monde. Hallucinés par la vision d’"un ordre nouveau", les dictateurs se veulent les architectes d’une nation nouvelle et les créateurs d’un nouveau cosmos. En effet, le dictateur de García Márquez, dans El Otono del patriarca, demandant l’heure à un de ses officiers, obtient comme réponse : "celle que vous ordonnerez mon général". García Márquez écrit même que "les astronomes perturberaient le système solaire pour plaire à une reine de beauté qui n’avait existé que dans les visions de son délire." C’est donc un Temps, un Espace et tout un Cosmos que le dictateur entend forger, le désordre de la destruction 

     

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    SANS CESSE, la folie expose ses deux visages, l’un hideux, mortifère et destructeur, l’autre fécond et poétique, mais tous deux parfaitement conglutinés. L’écrivain doit réussir ce tour de force subtil qui consiste à rendre ces deux puissances antinomiques complémentaires. Toutefois, qu’en est-il de cette folie exclusivement destructrice, celle qui réduit l’homme au silence et laisse la page blanche ? Le débat n’est-il pas faussé, s’interroge Cécile Brochard, dès lors qu’en littérature ne peut être étudié ce qui ne laisse pas de trace ? Si la puissance créatrice de la folie apparaît, n’est-ce pas tout simplement parce que les textes étudiés ne peuvent en démontrer le contraire ? Comme l’écrit Cécile Brochard, l’acte d’écrire est déjà une victoire – celle de la création sur la destruction.


    G. Le F.
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    à Paris, le 
    24/03/2012

     

     

     

     

     

     

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  • Le Fou est cet homme étrange qui parvient à se libérer de ses masques, à n'être pas compris car "ceux qui nous comprennent asservissent quelque chose en nous." Ce recueil de paraboles donne une idée positive de la folie, montrant que derrière son apparence de déraison, elle cache une volonté de se préserver des contradictions du monde et des différentes voix qui l'habitent. Le narrateur explique: "Dans ma folie, j'ai trouvé et la liberté et la sécurité, la liberté d'être seul et la sécurité de n'être pas compris." "Tu ne peux pas comprendre mes pensées navigatrices, ajoutera-t-il, et je ne veux pas que tu les comprennes. Je voudrais être seul en mer." La solitude se présente comme un refuge face aux agressions d'un monde qu'aucune protection ne parvient à arrêter, en dehors de la perte du sens commun. Le fou est cette âme perdue qui erre dans l'obscurité d'un monde inintelligible et qui parfois fait des découvertes inouïes, même s'il est profondément désespéré, enfermé dans la nuit de ses pensées.

    Les sept Moi

    "A l'heure la plus sereine de la nuit, alors que je me prélassais à moitié endormi, mes sept moi s'assirent ensemble et se mirent à converser en chuchotant ainsi:

    Le Premier Moi, c'est ici en ce fou que j'ai passé toutes ces années, sans rien à faire si ce n'est renouveler sa peine, le jour et recréer sa tristesse, la nuit. Je ne peux plus supporter mon sort. Maintenant je me rebelle.

    Le Second Moi: Ton sort est meilleur que le mien, frère. Car il me fut importé d'être le moi joyeux de ce fou. Je ris de son rire et chante ses heures de joie. Et avec des pieds aux triples ailes je danse pour ses plus lumineuses idées. C'est moi qui devrais me rebeller contre ma pénible existence.

    Le Troisième Moi: Que dire de moi, le moi talonné par l'amour, le tison brûlant de la passion sauvage et des désirs fantastiques? C'est moi, le moi du mal d'amour, qui devrais me rebeller contre ce fou.

    Le Quatrième Moi: d'entre vous tous, je suis le plus misérable. Car rien d'autre ne m'a été donné que la haine odieuse et la répulsion destructive. C'est moi, le moi-tempête, celui qui est né dans les sombres cavernes de l'Enfer, c'est moi qui devrais protester d'être l'esclave de ce fou.

    Le Cinquième Moi: Non, c'est moi, le moi pensant et imaginatif, le moi de la faim et la soif, celui qui est condamné à errer sans répit en quête de choses inconnues et non encore créées; c'est moi, non pas vous qui devrais me rebeller.

    Le Sixième Moi: Et moi, le moi travailleur, le pitoyable forcené, qui avec des mains patientes et des yeux ardents, façonne les jours en images et donne, aux éléments informes, des formes nouvelles et éternelles. C'est moi, le solitaire, qui devrais me rebeller contre fou qui ignore le repos.

    Le Septième Moi: Qu'il est étrange de vous voir tous vous rebeller contre cet homme, parce que chacun d'entre vous à un sort prédestiné à accomplir! Ah, si seulement, je pouvais être l'un d'entre vous, un moi au sort déterminé! Mais je n'en ai point. Je suis le moi qui ne fait rien, celui qui est installé dans le mutisme, vide d'espace et de temps, pendant que vous êtes occupés à recréer la vie. Qui devrait donc se rebeller, chers voisins, est-ce vous ou bien moi?

    Lorsque le septième moi eut fini de parler, les six autres moi le regardèrent avec pitié et ne dirent plus rien; et comme la nuit devenait de plus en plus profonde, ils s'endormirent l'un après l'autre, enveloppés par une nouvelle et heureuse soumission.

    Mais le septième moi continua à veiller et à contempler le néant qui est derrière toutes choses."

    Bibliographie

    Le Fou Khalil Gibran, New York City, 1918.

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  •   Joseph Roth fut l'un des journalistes les plus réputés de la ville de Weimar en raison de l'élégance de sa plume et de la précision de son regard. Né en Galicie, dans l'actuelle Ukraine, il vit ensuite dans la capitale de l'empire austro-hongrois, à Vienne, pour terminer ses jours à Paris. Marqué par la folie et notamment celle de sa femme, Friedl, ayant sombré dans la schizophrénie et le mutisme, il évoque ce thème dans ses lettres, à la fin de sa vie, alors qu'il est désespéré et rongé par l'alcool. Anéanti par des conditions matérielles difficiles, par une relation amoureuse déstabilisante, par la montée du nazisme en Europe et l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne hitlérienne, il sombre dans l'alcool. Il meurt en mai 1939 d'une crise de "delirium tremens". Il continuera d'écrire jusqu'au bout, malgré son désarroi, 10 heures par jour. Il dira à ce propos: "J'écris chaque jour dans le seul but de me perdre dans des destins imaginaires." Dans cette lettre de février 1936 adressée à son ami Stephan Zweig, il met en avant son désespoir, lui pour qui la vie est devenue un cauchemar. Il se décrit comme "un homme qui est à moitié un cadavre, à moitié un insensé." Dans son dernier ouvrage, "La Légende de Saint Buveur", il parle d'un homme sans abri (son double?) s'étant laissé aspirer par l'alcool et qui meurt à la fin en pensant à Sainte Thérèse (de Lisieux).

                                                                                                                                                                         Hôtel Foyot, Paris, février 1936

      Cher ami,

      [...]Je me promène avec la langue sèche et assoiffée, un vagabond qui passe son temps à quémander avec la langue pendante et en remuant la queue. Comment pourrais-je me permettre de ne pas chercher à signer de nouveaux contrats, à vendre mes prochains livres? De toute façon, je ne parviens même pas à décrocher de contrat. Que dois-je faire maintenant, aujourd'hui, la semaine prochaine? Toutes vos réflexions qui en soi sont parfaitement justes, n'ont dans le cas présent aucun fondement. Il suffirait que vous vous mettiez à ma place (vous en êtes capable), que vous imaginiez à quoi ressemblent mes journées, je vous en ai décrit le déroulement. Je n'ai plus de nuits. Je reste debout jusqu'à trois heures du matin, puis je me couche tout habillé jusqu'à quatre heures, je me réveille à cinq heures et je déambule comme une âme en peine à travers la pièce. Voilà deux semaines que je n'ai pas ôté mes vêtements. Vous savez bien ce que représente le temps, une heure est un lac, une journée une mer, la nuit une éternité, le réveil une angoisse infernale, et se lever, c'est tenter de retrouver toute sa lucidité pour combattre un cauchemar malin et enfiévré. Avoir du temps, du temps, du temps, voilà ce qu'il faut et je n'en ai pas. Un contrat arrivera dans deux semaines, dans trois semaines une réponse d'Amérique, on dit ces mots sans penser à ce qu'ils veulent dire vraiment - et pourtant que d'énergie vitale je vais perdre pendant ces deux semaines! Pour rien! Pour rien!  Voilà ce que je suis: un homme rabaissé, humilié, endetté et qui pourtant sourit, mais qui sourit avec les dents serrées (un tour de force vraiment acrobatique!) pour que le patron de l'hôtel ne se rende compte de rien, un homme qui a la main crispée sur la plume et qui s'agrippe à la bride pour retenir une idée qui vient de se présenter et qui déjà s'en va au galop, un homme qui a parfois aussi la faim au ventre, ou qui est prêt à s'assoupir au bout de trois phrases -alors pourquoi attendre, pourquoi exiger de la patience de la part d'un tel homme, qui est à moitié un cadavre, à moitié un insensé? Que puis-je faire d'autre que d'écrire des livres? Je ne peux même plus m'engager dans l'armée, le seul métier que j'ai jamais eu, je suis trop vieux et malade. Des dettes, des fantômes, des privations, et écrire, parler, sourire et pas de costume, pas de chemise, pas de chaussures et cent bouches grandes ouvertes, affamées, et quémander pour les remplir, et des fantômes, des fantômes tout autour de moi, sans cesse. Et quelle existence je traîne derrière moi? Que voulez-vous, mon cher ami? Comme vous parvenez à bien décrire les choses, et comme les conseils que vous me donnez me semblent étrangers! Vous savez pourtant tout! Vous faites surgir au jour ce qu'il y a de plus caché et vous avez une vision juste de ce qui est manifeste. A moins que ce qui est manifeste ne vous échappe? Je ne peux pas proposer des scénarios de film sur le marché anglo-saxon et faire concurrence à Léo Lania et consorts, à Paul Frischauer - non, je ne suis pas capable. Je vous en prie, cher ami, prenez à la lettre tout ce que je viens de vous dire. Je vais sombrer irrémédiablement dans la maladie ou la folie, peut-être est - ce déjà fait. Ne m'en veuillez pas et soyez assuré de toute l'amitié chaleureuse que vous porte votre

                                                                                                                                                       Joseph Roth. 

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  • Joseph Roth écrivit de nombreuses lettres à Stephan Zweig qu'il considère comme un ami. Ils furent deux très grands écrivains autrichiens juifs, qui vécurent durant une période difficile pour les juifs européens. Joseph Roth se maria avec une femme qui fit un très long  séjour en hôpital psychiatrique. Certaines lettres écrites par Joseph Roth évoquent la folie, celle de la société,  la sienne aussi et notamment le fait qu'il perde pied en raison de l'alcool qui le détruit et contre lequel il ne peut pas lutter. Il se confie à son ami Zweig. Si Roth mourut trois ans après l'écriture de cette lettre, Zweig se donna la mort en 1942 alors qu'il était exilé au Brésil et que les juifs étaient exterminés en camp de concentration.

                                                                                                                                                            Le 2 février 1936

    Cher ami,

    [...] Hélas, tout est si confus, sordide et insensé. La raison a quitté nos esprits sans aucun préavis. Nous avons sombré dans la folie et nous sommes dans l'Hadès, nous sommes des ombres folles, nous sommes morts et pourtant nous sommes toujours aussi stupides que de notre vivant. Ce monde est l'antichambre de l'Enfer! Lors de la fête donné il y a quelques jours [le 29 janvier 1936] pour les 70 ans de Romain Rolland, 2000 personnes ont beuglé "L'Internationale" (il y a parmi eux de répugnants personnages du Komintern), aujourd'hui on apprend dans le journal que 5 fonctionnaires soviétiques à qui on reprochait leur manque de loyauté viennent d'être exécutés à Saint-Pétersbourg et ce grand homme use de son autorité morale pour couvrir un meurtre en même temps qu'il en dénonce un autre. Et il se réjouit peut-être d'une fête que des gens qui sont par principe des assassins lui ont organisée. Que vous faut-il de plus? J'ai été heureux de savoir que vous n'aviez pas participé aux festivités, l'esprit d'Erasme a veillé sur vous, c'est sa façon de vous remercier.

      Je bois presque uniquement du vin, je vous en donne ma parole. La seule chose que je souhaite, c'est de trouver la tranquillité pendant trois mois, et d'être délivré de ces soucis et de ces dettes! Je ne parviendrai pas à écrire davantage que le roman auquel je travaille en ce moment [Confession d'un assassin]. L'écriture m'a physiquement achevé. Pour continuer d'écrire, il faut que je recoure à des stimulants - et cela épuise encore un peu plus mes ultimes forces. Pensez-vous que je n'en sois pas conscient?

    Je vois Ernst Weiss de temps à autre. Il est plus amer que moi et en même temps plus satisfait. Il me surprend beaucoup. Il est souvent très, très triste. Il vous aime bien, c'est l'un des rares à être honnête dans l'affection qu'il a pour les autres. Il a un grand sens de la justice, c'est pourquoi je l'apprécie. Mais je n'éprouve pas pour lui toute la chaleur d'une amitié véritable.

    Je lis aujourd'hui dans le journal que Maria Letizia Bonaparte est morte il y a cent ans. Son portrait, que je n'avais jamais vu auparavant, correspond de manière saisissante à ma description [dans Le Roman des Cent-Jours]. Et alors que je ne savais pas non plus qu'elle était morte aveugle, je l'ai décrite dans mon livre comme une personne qui ne voit plus grand-chose.

    Venez, je vous en prie, venez. Cordialement, votre

    Joseph Roth.

     

    Bibliographie

    Lettres choisies (1911-1939), JOSEPH ROTH, édition Seuil.

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  • LA MARCHE DE RADETZKY de Joseph Roth, auteur autrichien du XXème siècle, né en Galicie de parents juifs, évoque dans son épilogue la folie du comte Chojnicki revenu fou du front. Si le comte semble avoir perdu la raison en raison de la guerre et de ses horreurs, le préfet Von Trotta juge que la folie est préférable à la mort, laissant émerger une lueur d'espoir,. En effet, selon le raisonnement du préfet, une personne ayant sombré dans les souffrances de ce monde qui le tient prisonnier, n'est pas condamné. Il peut recouvrer la raison, il est toujours vivant et on peut lui porter l'affection que l'on souhaite. La mort est, quant à elle, un point de non retour. Il songe notamment à la mort de son fils au front, ce fils qu'il aurait préféré fou plutôt qu'enterré. C'est au moment de l'effondrement de l'empire austro-hongrois que le narrateur relate cette histoire, celle de la folie du comte Chojnicki. En voici le passage:

    "Un jour, il [le préfet Von Trotta] reçut une lettre. Une certaine Madame von Taussig, totalement inconnue de lui, actuellement infirmière bénévole à l'asile d'aliénés Steinhof de Vienne, faisait savoir à M.von Trotta que le compte Chojnicki, revenu fou du front, depuis quelques mois, parlait souvent du préfet. Dans ses propos embrouillés, il soutenait constamment qu'il avait quelque chose d'important à dire à M.von Trotta. Et si, par hasard, le préfet avait l'intention de venir à Vienne, sa visite pourrait peut-être provoquer chez le malade une certaine clarification des esprits, comme il s'en état déjà produit de temps à autre dans des cas analogues. Le préfet s'informa auprès du docteur Skowronnek.

    -Tout est possible, dit Skowronnek, si vous pouvez le supporter...le supporter facilement, veux-je dire...

    M.von Trotta répondit:

    -Je puis tout supporter. Il décida de partir tout de suite. Peut-être le malade savait-il quelque chose d'important sur le sous-lieutenant. Peut-être avait-il quelque chose à remettre au père, de la main de sn fils. M.von Trotta se rendit à Vienne.

      On le conduisit dans la section militaire de l'asile d'aliénés. C'était une sombre journée d'automne finissant, l'établissement était noyé sous la pluie persistante qui, depuis plusieurs jours, ruisselait sur la terre. Assis dans le corridor blanc aveuglant, par la fenêtre grillagée, M.von Trotta regardait le rideau plus fin et plus serré de la pluie et il songeait au talus du chemin de fer où son fils était mort. "Il va être tout mouillé", se disait le préfet, comme si son fils était tombé le jour même ou la veille, le corps encore frais. Le temps s'écoulait lentement. On voyait passer des gens au visage égaré, aux membres atrocement distordus, mais pour le préfet et bien qu'il se trouvât pour la première fois dans une maison de santé, la folie n'avait point de signification terrifiante. La seule chose terrifiante, c'était la mort. "Dommage! songeait M.von Trotta. Si Charles-Joseph était devenu fou au lieu de tomber au champ d'honneur, j'aurais bien su lui rendre la raison. Et si je n'avais pas pu, je serais tout au moins venu le voir chaque jour! Peut-être son bras aurait-il été aussi atrocement distordu que celui du lieutenant qu'on amène là, en ce moment, mais c'est quand même un bras. On peut aussi plonger son regard dans des yeux révulsés! L'essentiel, c'est que ce soit les yeux de mon enfant. Heureux les pères dont les fils sont fous!

    [...]

    -Asseyez-vous, dit Chojnicki. Je vous fais venir pour vous confier une chose importante. Ne la révélez à personne! Personne ne la connaît aujourd'hui, hormis vous et moi: le vieux se meurt!

    -D'où le tenez-vous? demanda M.von Trotta.

    Chojnicki, toujours contre la porte, leva le doigt vers le plafond, le mit sur ses lèvres et dit:

    -D'en haut!"

    En conclusion, ce roman à la fois historique et familial  retrace l'histoire de l'empire austro-hongrois des années 1859 à 1916. Il propose une rapide réflexion sur la folie dans son épilogue. Elle  est vue comme une souffrance, une réclusion dans un ailleurs vague et triste. Pourtant le comte Chojnicki, devenu fou, donnera une information cruciale sur la santé de l'empereur "le vieux se meurt". C'est lui qui portera la parole de vérité. Il sera cru par le préfet. Ses dons de prédiction se révèleront très vite véritables, puisque quelques pages plus loin, nous apprenons la mort de l'empereur: "C'était le jour où l'on descendait l'Empereur dans la crypte des capucins. Trois jours plus tard, on mettait dans sa tombe le corps de M.von Trotta."

    Il est intéressant de noter que Joseph Roth fut très touché dans sa vie personnelle par le thème de la folie. Son père disparaît très tôt du cercle familial, alors que Joseph n'est pas encore né. Le père a une santé mentale fragile. Il meurt fou des années plus tard, à la cour du rabbi hassidique. L'enfant, élevé par la mère seule, trouvera accueil dans la famille de son grand-père, puis auprès de ses oncles. En 1922, Joseph Roth épouse Friedl, une ravissante jeune femme de la petite bourgeoisie juive qui souffre rapidement des conditions de vie difficile qu'elle partage avec Roth, et dont l'état de santé fragile, accentué par la vie errante du couple, débouche sur une schizophrénie qui sera soignée dans plusieurs établissements, dont celui de Steinhof à Vienne, le même que celui du personnage du comte de Chojnicki dans l'épilogue. La séparation du couple, qui n'aboutira pourtant jamais à un divorce, est entérinée par l'hospitalisation définitive de Friedl. Joseph Roth restera toujours hanté par le sort malheureux de Friedl, qui mourra peu de temps après lui, en 1940, gazée par les nazis lors du programme d'extermination des malades mentaux.

    Et voici un extrait de la musique "La Marche de Radetzky" de Johann Strauss:

     

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