• Lettre de Joseph Roth à Stephan Zweig du 2 février 1936

    Joseph Roth écrivit de nombreuses lettres à Stephan Zweig qu'il considère comme un ami. Ils furent deux très grands écrivains autrichiens juifs, qui vécurent durant une période difficile pour les juifs européens. Joseph Roth se maria avec une femme qui fit un très long  séjour en hôpital psychiatrique. Certaines lettres écrites par Joseph Roth évoquent la folie, celle de la société,  la sienne aussi et notamment le fait qu'il perde pied en raison de l'alcool qui le détruit et contre lequel il ne peut pas lutter. Il se confie à son ami Zweig. Si Roth mourut trois ans après l'écriture de cette lettre, Zweig se donna la mort en 1942 alors qu'il était exilé au Brésil et que les juifs étaient exterminés en camp de concentration.

                                                                                                                                                            Le 2 février 1936

    Cher ami,

    [...] Hélas, tout est si confus, sordide et insensé. La raison a quitté nos esprits sans aucun préavis. Nous avons sombré dans la folie et nous sommes dans l'Hadès, nous sommes des ombres folles, nous sommes morts et pourtant nous sommes toujours aussi stupides que de notre vivant. Ce monde est l'antichambre de l'Enfer! Lors de la fête donné il y a quelques jours [le 29 janvier 1936] pour les 70 ans de Romain Rolland, 2000 personnes ont beuglé "L'Internationale" (il y a parmi eux de répugnants personnages du Komintern), aujourd'hui on apprend dans le journal que 5 fonctionnaires soviétiques à qui on reprochait leur manque de loyauté viennent d'être exécutés à Saint-Pétersbourg et ce grand homme use de son autorité morale pour couvrir un meurtre en même temps qu'il en dénonce un autre. Et il se réjouit peut-être d'une fête que des gens qui sont par principe des assassins lui ont organisée. Que vous faut-il de plus? J'ai été heureux de savoir que vous n'aviez pas participé aux festivités, l'esprit d'Erasme a veillé sur vous, c'est sa façon de vous remercier.

      Je bois presque uniquement du vin, je vous en donne ma parole. La seule chose que je souhaite, c'est de trouver la tranquillité pendant trois mois, et d'être délivré de ces soucis et de ces dettes! Je ne parviendrai pas à écrire davantage que le roman auquel je travaille en ce moment [Confession d'un assassin]. L'écriture m'a physiquement achevé. Pour continuer d'écrire, il faut que je recoure à des stimulants - et cela épuise encore un peu plus mes ultimes forces. Pensez-vous que je n'en sois pas conscient?

    Je vois Ernst Weiss de temps à autre. Il est plus amer que moi et en même temps plus satisfait. Il me surprend beaucoup. Il est souvent très, très triste. Il vous aime bien, c'est l'un des rares à être honnête dans l'affection qu'il a pour les autres. Il a un grand sens de la justice, c'est pourquoi je l'apprécie. Mais je n'éprouve pas pour lui toute la chaleur d'une amitié véritable.

    Je lis aujourd'hui dans le journal que Maria Letizia Bonaparte est morte il y a cent ans. Son portrait, que je n'avais jamais vu auparavant, correspond de manière saisissante à ma description [dans Le Roman des Cent-Jours]. Et alors que je ne savais pas non plus qu'elle était morte aveugle, je l'ai décrite dans mon livre comme une personne qui ne voit plus grand-chose.

    Venez, je vous en prie, venez. Cordialement, votre

    Joseph Roth.

     

    Bibliographie

    Lettres choisies (1911-1939), JOSEPH ROTH, édition Seuil.

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