• Extrait de "La Marche de Radetzky" de Joseph Roth

    LA MARCHE DE RADETZKY de Joseph Roth, auteur autrichien du XXème siècle, né en Galicie de parents juifs, évoque dans son épilogue la folie du comte Chojnicki revenu fou du front. Si le comte semble avoir perdu la raison en raison de la guerre et de ses horreurs, le préfet Von Trotta juge que la folie est préférable à la mort, laissant émerger une lueur d'espoir,. En effet, selon le raisonnement du préfet, une personne ayant sombré dans les souffrances de ce monde qui le tient prisonnier, n'est pas condamné. Il peut recouvrer la raison, il est toujours vivant et on peut lui porter l'affection que l'on souhaite. La mort est, quant à elle, un point de non retour. Il songe notamment à la mort de son fils au front, ce fils qu'il aurait préféré fou plutôt qu'enterré. C'est au moment de l'effondrement de l'empire austro-hongrois que le narrateur relate cette histoire, celle de la folie du comte Chojnicki. En voici le passage:

    "Un jour, il [le préfet Von Trotta] reçut une lettre. Une certaine Madame von Taussig, totalement inconnue de lui, actuellement infirmière bénévole à l'asile d'aliénés Steinhof de Vienne, faisait savoir à M.von Trotta que le compte Chojnicki, revenu fou du front, depuis quelques mois, parlait souvent du préfet. Dans ses propos embrouillés, il soutenait constamment qu'il avait quelque chose d'important à dire à M.von Trotta. Et si, par hasard, le préfet avait l'intention de venir à Vienne, sa visite pourrait peut-être provoquer chez le malade une certaine clarification des esprits, comme il s'en état déjà produit de temps à autre dans des cas analogues. Le préfet s'informa auprès du docteur Skowronnek.

    -Tout est possible, dit Skowronnek, si vous pouvez le supporter...le supporter facilement, veux-je dire...

    M.von Trotta répondit:

    -Je puis tout supporter. Il décida de partir tout de suite. Peut-être le malade savait-il quelque chose d'important sur le sous-lieutenant. Peut-être avait-il quelque chose à remettre au père, de la main de sn fils. M.von Trotta se rendit à Vienne.

      On le conduisit dans la section militaire de l'asile d'aliénés. C'était une sombre journée d'automne finissant, l'établissement était noyé sous la pluie persistante qui, depuis plusieurs jours, ruisselait sur la terre. Assis dans le corridor blanc aveuglant, par la fenêtre grillagée, M.von Trotta regardait le rideau plus fin et plus serré de la pluie et il songeait au talus du chemin de fer où son fils était mort. "Il va être tout mouillé", se disait le préfet, comme si son fils était tombé le jour même ou la veille, le corps encore frais. Le temps s'écoulait lentement. On voyait passer des gens au visage égaré, aux membres atrocement distordus, mais pour le préfet et bien qu'il se trouvât pour la première fois dans une maison de santé, la folie n'avait point de signification terrifiante. La seule chose terrifiante, c'était la mort. "Dommage! songeait M.von Trotta. Si Charles-Joseph était devenu fou au lieu de tomber au champ d'honneur, j'aurais bien su lui rendre la raison. Et si je n'avais pas pu, je serais tout au moins venu le voir chaque jour! Peut-être son bras aurait-il été aussi atrocement distordu que celui du lieutenant qu'on amène là, en ce moment, mais c'est quand même un bras. On peut aussi plonger son regard dans des yeux révulsés! L'essentiel, c'est que ce soit les yeux de mon enfant. Heureux les pères dont les fils sont fous!

    [...]

    -Asseyez-vous, dit Chojnicki. Je vous fais venir pour vous confier une chose importante. Ne la révélez à personne! Personne ne la connaît aujourd'hui, hormis vous et moi: le vieux se meurt!

    -D'où le tenez-vous? demanda M.von Trotta.

    Chojnicki, toujours contre la porte, leva le doigt vers le plafond, le mit sur ses lèvres et dit:

    -D'en haut!"

    En conclusion, ce roman à la fois historique et familial  retrace l'histoire de l'empire austro-hongrois des années 1859 à 1916. Il propose une rapide réflexion sur la folie dans son épilogue. Elle  est vue comme une souffrance, une réclusion dans un ailleurs vague et triste. Pourtant le comte Chojnicki, devenu fou, donnera une information cruciale sur la santé de l'empereur "le vieux se meurt". C'est lui qui portera la parole de vérité. Il sera cru par le préfet. Ses dons de prédiction se révèleront très vite véritables, puisque quelques pages plus loin, nous apprenons la mort de l'empereur: "C'était le jour où l'on descendait l'Empereur dans la crypte des capucins. Trois jours plus tard, on mettait dans sa tombe le corps de M.von Trotta."

    Il est intéressant de noter que Joseph Roth fut très touché dans sa vie personnelle par le thème de la folie. Son père disparaît très tôt du cercle familial, alors que Joseph n'est pas encore né. Le père a une santé mentale fragile. Il meurt fou des années plus tard, à la cour du rabbi hassidique. L'enfant, élevé par la mère seule, trouvera accueil dans la famille de son grand-père, puis auprès de ses oncles. En 1922, Joseph Roth épouse Friedl, une ravissante jeune femme de la petite bourgeoisie juive qui souffre rapidement des conditions de vie difficile qu'elle partage avec Roth, et dont l'état de santé fragile, accentué par la vie errante du couple, débouche sur une schizophrénie qui sera soignée dans plusieurs établissements, dont celui de Steinhof à Vienne, le même que celui du personnage du comte de Chojnicki dans l'épilogue. La séparation du couple, qui n'aboutira pourtant jamais à un divorce, est entérinée par l'hospitalisation définitive de Friedl. Joseph Roth restera toujours hanté par le sort malheureux de Friedl, qui mourra peu de temps après lui, en 1940, gazée par les nazis lors du programme d'extermination des malades mentaux.

    Et voici un extrait de la musique "La Marche de Radetzky" de Johann Strauss:

     

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