•  Rentrée du soir-Steinlein, 1897

    La poésie a parfois l'immense vertu de faire réfléchir à ce qu'est la folie et à son rôle créatif. La folie est tout ce qui est en marge de la raison que ce soit positif ou négatif d'ailleurs. Elle est ce monde incivilisé, "cette feuille" au sens étymologique de "folium" qui reste sauvage, à baliser, à cultiver, un monde encore inexploré, inconnu. Baudelaire est fasciné par ce thème qu'il développe sous forme de récit dans "Mademoiselle Bistouri", 47ème poème en prose des 50 écrits du " Spleen de PAris".

    I-Extrait de "Mademoiselle Bistouri" de Baudelaire, poème en prose, tiré du Spleen de Paris

    Voici une explication du début du poème:

    Les deux personnages du poème sont, en apparence, des flâneurs: Mademoiselle Bistouri et le narrateur-poète. Ils se rencontrent par hasard, à la dérive dans Paris : « Comme j’arrivais à l’extrémité du faubourg, sous les éclairs du gaz, je sentis un bras qui se coulait doucement sous le mien, et j’entendis une voix qui me disait à l’oreille : “Vous êtes médecin, monsieur ?” » Le bras qui se coule doucement sous celui du narrateur est aussi intangible que le chuchotement qui l’accompagne. Mais la question initiale se transforme bientôt en affirmation. Lorsque le narrateur répond sèchement à la jeune femme : « Non ; je ne suis pas médecin, laissez-moi passer », celle-ci lui réplique aussitôt : « Oh ! si ! vous êtes médecin. Je le vois bien. Venez chez moi. Vous serez bien content de moi, allez ! » Ce qui frappe ici, c’est le manque de lien entre la réponse du narrateur et la manière dont la folle enchaîne. Animée par sa certitude, celle-ci n’entend pas la réponse de l’autre et construit ce qui va suivre à partir de cette illusion : elle le veut médecin, il le deviendra. Sa déclaration — « vous êtes médecin » — ouvre tout un processus narratif, car l’homme cède à son invitation, ce qu’il justifie ainsi : « J’aime passionnément le mystère parce que j’ai toujours l’espoir de le débrouiller. Je me laissai donc entraîner par cette compagne, ou plutôt par cette énigme inespérée »

    Voici la fin du poème et la réflexion du narrateur développée sous forme de prière: "Quelles bizarreries ne trouve-t-on pas dans une grande ville, quand on sait se promener et regarder? La vie fourmille de monstres innocents. - Seigneur, mon Dieu! vous, le Créateur, vous, le Maître; vous qui avez fait la Loi et la Liberté; vous, le souverain qui laissez faire, vous, le juge qui pardonnez; vous qui êtes plein de motifs et de causes, et qui avez peut-être mis dans mon esprit le goût de l'horreur pour convertir mon coeur, comme la guérison au bout d'une lame; Seigneur ayez pitié, ayez pitié des fous et des folles! O Créateur! peut-il exister des monstres aux yeux de Celui-là seul qui sait pourquoi ils existent, comment ils se sont faits et comment ils auraient pu ne pas se faire? "

    Poème en prose à lire en entier:

    http://baudelaire.litteratura.com/rub=oeuvre&srub=pop&id=185

    II-Interprétation du poème

    a) Quelle réflexion sur la folie s'amorce-t-elle dans ce poème?

    Gwladys Swain dans Dialogue avec l'insensé vient remettre en cause l'opposition entre médecin et fou. Le dialogue qui s'instaure entre le médecin et le malade transforme les deux personnes, un peu comme dans le poème "Mademoiselle Bistouri" qui met en scène une femme ayant perdu la raison et voyant dans le narrateur déambulant dans la ville parisienne, un médecin, qu'il n'est pas. La déraison fait partie de tout être humain, que celui-ci soit classé comme sain ou comme fou. La folie, en somme, ferait partie de la raison comme le doigt fait partie de la main. L’une et l’autre s’animent mutuellement.

    « Mademoiselle Bistouri », l’un des poèmes les plus déroutants du Spleen de Paris de Baudelaire, met en scène un échange entre une folle et un homme, échange qui se mue en complicité créatrice. Le poème examine comment et pourquoi la folie renverse les hiérarchies et encourage médecin et malade, ou narrateur et sujet, à changer de rôle. À la fin, ce n’est plus le poète qui reçoit la révélation, mais Mademoiselle Bistouri. Il est tentant de lire ce texte selon la perspective de Gladys Swain : Baudelaire peint un narrateur décrété « médecin » par cette femme qu’il rencontre ; en se laissant « infecter » par la folie de cette dernière, en consentant au rôle qu’elle lui assigne, ce pseudo-médecin trouve une nouvelle totalité. La rencontre oblige le narrateur du poème à se poser ces questions : en quoi son idée fixe est-elle le double de mon désir d’un impossible absolu ? Le narrateur baudelairien, marginal par profession, toujours en quête de l’irréalisable, doit se plier, pour le temps de sa narration, à l’obsession de mademoiselle Bistouri. Cette monomanie, qui consiste à vouloir repeupler le monde de médecins rédempteurs, paraît, certes, folle et saugrenue ; mais elle donne en fait une véritable structure au monde fragmenté de la somnambule urbaine. Anticipant le travail de Karl Jaspers sur les pouvoirs thérapeutiques de la folie, Baudelaire pénètre l’immense pouvoir d’un esprit qui soumet le monde à ses fantasmes ; grâce à sa monomanie, la folle réussit là où tous les narrateurs de Baudelaire ont échoué : elle réunit pleinement imaginaire et réalité.

    Le monomane est capable non seulement de tenir éloignées les réalités de la vie, mais également de tourner l’éphémère en absolu. Le rapport entre l’isolement et cette forme d’absolu est central dans le texte de Baudelaire.Mademoiselle Bistouri possède le don de transfigurer le réel. Si nous suivons l’argument de Kant, sa folie est donc mise à profit, devenant don plutôt que malédiction.

    Le poème de Baudelaire aurait pu s’intituler « Le remède dans le mal » : comment se sert-on de sa folie, de la folie de l’autre, pour redonner un sens au monde ? ou encore, comment la pratique de la folie peut-elle nous accorder un équilibre pervers ? Les études médicales nous ont montré à quel point l’obsessionnel — qu’il s’agisse de l’hypocondriaque ou du jaloux pathologique — s’appuie sur son obsession afin de restructurer son monde. Sans les rites débilitants auxquels il se soumet, le fou éprouverait un sentiment de flottement presque insoutenable. La maladie fonctionne donc comme une charpente qui soutient une structure défaillante.

    b)Une réflexion sur l'art

    L’idée fixe de mademoiselle Bistouri — « Tu es médecin, n’est-ce pas, mon chat ? » va faire admettre au narrateur excédé que, quoi qu’il dise ou fasse, il représentera toujours le médecin aux yeux de cette femme insensée. Cette représentation fausse fonctionne comme le double de la représentation artistique en général. L’art joue le même rôle têtu que mademoiselle Bistouri, faisant toujours passer une chose pour une autre, poussant le lecteur à substituer le monde imaginaire au monde réel. Le monde de la folie et le monde de l’écriture fraternisent. Le narrateur finira par jouer le rôle de médecin, puisque l’écriture du poème devient le compte rendu, le rapport mi-poétique, mi-médical de cette rencontre.

    Être à l’écoute de cette idée fixe permettra au narrateur de renouveler son dialogue avec l’art. Baudelaire partage avec Nerval la conviction qu’il existe un lien profond entre maladie et écriture. Rappelons-nous l’inoubliable lettre que Nerval envoie à Madame Alexandre Dumas, dans laquelle le poète critique les médecins, parce que ceux-ci exigeaient, pour le laisser sortir, qu’il avoue avoir été fou ; seul un tel aveu à leurs yeux pouvait témoigner de son rétablissement. Nerval s’attaque au médecin qui prétend guérir son malade en lui faisant admettre que l’irrationnel est coupé du rationnel. Ce médecin est incapable de dialogue, se complaisant dans une relation hiérarchique où il joue le rôle de prêtre omniscient. La science médicale, selon Nerval, réduit au silence ceux qui sortent du cadre habituel de l’entendement : les médecins s’enferment dans d’absurdes terminologies (théomanie ou démonomanie) pour définir les états qui les dépassent :

    "Avoue ! Avoue ! me criait-on, comme on faisait jadis aux sorciers et aux hérétiques, et pour en finir, je suis convenu de me laisser classer dans une affection définie par les docteurs et appelée indifféremment Théomanie ou Démonomanie dans le Dictionnaire Médical. À l’aide des définitions incluses dans ces deux articles, la science a le droit d’escamoter ou réduire au silence tous les prophètes et voyants prédits par l’apocalypse, dont je me flattais d’être l’un ! Mais je me résigne à mon sort, et si je manque à ma prédestination, j’accuserai le docteur Blanche d’avoir subtilisé l’esprit Divin".

    Notons que le médecin joue ici le rôle d’agent de répression. C’est celui qui réduit « l’esprit divin » en phénomène rationnel ; c’est celui qui classe, ordonne, et cache son ignorance derrière la prétendue science. Le médecin imaginaire de Baudelaire, lui, laisse plutôt parler le désordre. En effet, le portrait du narrateur en jeune médecin laisse entrevoir un esprit qui ne veut pas avoir le dernier mot.

    c)En quoi la folie peut-elle être un bienfait?

    L' idée fixe de Mademoiselle Bistouri est comparée à une antienne, à une litanie, à un refrain inintelligible. Mais c’est paradoxalement cette inintelligibilité qui donne une dimension dialogique à la rencontre : c’est l’imaginaire, et non pas le mimétique, qui remplace une réalité forcément appauvrie. Le poète perçoit la folie non pas comme un texte à décrypter, mais comme un phénomène incompréhensible, un véritable défi qu’il faudra à tout prix intégrer dans son monde familier. Elle ne représente rien d’intelligible et, par là même, mérite la dissection à laquelle le poème la soumet. Le narrateur de « Mademoiselle Bistouri » se tient à l’écart ; décentré par rapport à son objet, il fait pivoter son histoire autour d’une énigme « impossible à résoudre ». 

    C’est en effet grâce à l’idée fixe de mademoiselle Bistouri que le narrateur sera capable de comprendre sa propre trajectoire. À un moment donné, le narrateur se rend à l’évidence : il est lui aussi mangé par l’idée fixe ; alors que mademoiselle Bistouri voit des médecins partout, il voit, lui, des énigmes à résoudre, des mystères dont la clé pourrait dissoudre son spleen. Son idée fixe, donc, sera de débrouiller le sens de cette mystérieuse passion :

    — Mais, lui dis-je, suivant à mon tour, moi aussi, mon idée fixe,

    — pourquoi me crois-tu médecin ?

    — C’est que tu es si gentil et si bon pour les femmes !

    — Singulière logique ! me dis-je à moi-même.

    Les deux personnages, étrangement, s’apportent un mutuel équilibre. L’un sert de complément à l’autre. Grâce à mademoiselle Bistouri, le narrateur nous fait entrevoir la folie non pas comme une « aberration monstrueuse, mais [comme un] moment significatif du parcours humain ». L’idée fixe du narrateur — comprendre le parcours de mademoiselle Bistouri — va garantir sa place auprès d’autres chercheurs d’absolu. Comme mademoiselle Bistouri, d’autres protagonistes du "Spleen de Paris" organisent leur monde autour d’une idée absolue ; ce sont, en particulier, ceux qui s’attaquent à une esthétique de la consommation : le saltimbanque qui n’est plus rien sans son public, l’écrivain qui se hait pour avoir vendu son âme à ce même public, ou le peintre devenu assassin pour ne pas avoir compris le sérieux de sa mission. Leur malheur est d’être des êtres tiraillés entre l’idéal et le matériel. Mademoiselle Bistouri, elle, va jusqu’au bout.

    Nombreux sont les passages de Mon coeur mis à nu et de Fusées où apparaît ce désir impossible de ne vivre que pour une seule idée. Ce que Flaubert accomplit en se retirant du monde contemporain — écrire pour ne pas vivre —, Baudelaire en fait l’expérience partielle par le biais du personnage de mademoiselle Bistouri. Sa fascination pour cette prostituée tient d’une admiration jalouse : si la folie vous accorde de telles certitudes, le fait de ne pas être fou témoigne peut-être d’une pauvreté de l’être. Il suffit de consulter les commentaires de Karl Jaspers sur Hölderlin ou sur Van Gogh pour retrouver cette idée. C’est celui ou celle qui réussit à vivre le monde en l’acceptant comme il est, sans le transformer, qui est malade. Le malade apparaît dès lors comme un être privilégié, un voyant, au sens où l’entendent Nerval et Rimbaud. Un tel malade est capable, par l’énergie de sa vision, de créer un « nouveau » type de médecin. Selon Michel Foucault, l’histoire de la folie comprend l’héritage asilaire français comme un monologue où la raison va emmurer une folie qui a été réduite au silence pour la marginaliser. Essayer de nommer et de classer les symptômes de la folie mène forcément à une série de simplifications qui font grand tort à la complexité de la maladie.

    En conclusion, la prière finale du narrateur est comme l'ouverture d'un "ciel intérieur" dira Pierre-Jean-Jouve. La folie lui a ouvert une porte vers l'intimité de son être, vers la profondeur de son psychisme, vers le divin.« Mademoiselle Bistouri » est l’exemple frappant d’une folie qui force l’autre à remettre en question sa définition du réel. Mademoiselle Bistouri, double du narrateur, miroir de leur commune idée fixe, est une mise en abyme de son rapport à l’écriture. Comme lui, elle transforme le réel en irréel ; comme lui, ne supportant pas la banalité quotidienne, elle refait le monde, donnant vie à des spectres auxquels elle accorde le rang de guérisseur.

    Etude du poème: http://www.erudit.org/revue/etudfr/2004/v40/n2/008814ar.html

    "La prière est une ouverture du ciel intérieur."

    Pierre Jean-Jouve, en parlant de la prière finale de "Mademoiselle Bistouri", in "Tombeau de Baudelaire".

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