-
Voici la parabole du figuier racontée par Jésus dans l'Evangile selon Saint-Luc (Luc, 13,6-9):
"Un homme avait un figuier planté dans sa vigne. Il vient pour y chercher du fruit, et il n'en trouva point. Alors, il dit au vigneron: "Voilà trois ans que je viens chercher du fruit à ce figuier, et je n'en trouve point. Coupe-le. Pourquoi occupe-t-il la terre inutilement?" Le vigneron lui répondit: "Seigneur, laisse-le encore cette année; je creuserai tout autour et j'y mettrai du fumier. Peut-être à l'avenir donnera-t-il du fruit; sinon, je le couperai."
.....
Commentaire d'Anselm Grün, tiré de JESUS THERAPEUTE sur cette parabole.
"Le vigneron ne perd pas espoir. Grâce à la parabole, cette image d'espérance est censée se graver également dans l'âme de l'accompagnateur et du client. Durant l'accompagnement, le sol de l'âme peut être creusé par l'échange, par la rencontre avec la propre vérité. Et les mécanismes intérieurs, qui se ferment à toute transformation, finissent à un moment ou à un autre par perdre de leur emprise. Le client est face à sa propre vérité. Ses résistances se brisent et il est à même de se mettre en route.
Creuser la terre est la première condition pour que l'âme puisse porter ses fruits. La deuxième est d'y épandre du fumier. Cela peut symboliser l'attention et l'amour qui font du bien au client et qui font fleurir l'arbre. Toute la lie de notre vie peut se transformer en élément fertilisant. Le mystique et prédicateur Johannes Tauler pense sans doute à cette parabole quand il dit que le laboureur épand chaque jour du fumier sur son champ et qu'au bout d'un an, le champ porte ses fruits. Il s'agit là d'une image bien consolante. Ce que nous considérons comme du fumier -nos échecs, le dérisoire, le peu glorieux- prépare le sol pour notre propre arbre de vie et le fait fleurir.
La parabole du figuier ne moralise pas. Elle nous propose des images qui doivent s'imprégner en notre âme pour transformer toutes les images négatives qui nous empêchent de vivre et donnent lieu à des remarques comme: "Je suis un cas désespéré". "Je fais fausse route". "Tous mes efforts sont peine perdue". "Je n'avance pas."
La parabole nous touche au plus profond de nous-même. Rien qu'en l'écoutant, rien qu'en la laissant résonner en notre coeur, le sol de notre âme est creusé et fertilisé. Mais la parabole ne se contente pas de faire renaitre l'espérance; elle nous met également au défi de faire tout notre possible. Si un arbre ne porte jamais de fruits, il perd sa raison d'être. Mais peut-être nous faut-il faire nos adieux à la représentation de fruits bien précis que nous exigeons de notre arbre. Peut-être suffit que l'arbre produise des fruits plus petits ou qu'il offre simplement une ombre."
votre commentaire -
Les chaînes intérieures de la dépendance
publié le 03 décembre 2020 23 minSur les hauteurs de Lausanne, en Suisse, le service hospitalier du professeur Jean-Bernard Daeppen, spécialiste des addictions, accueille les alcooliques sans leur faire la morale et propose aux héroïnomanes un programme révolutionnaire. Surtout, c’est le lieu où se croisent des humains dont les trajectoires bouleversées nous invitent à réfléchir à nos propres dépendances.
Sans doute y a-t-il deux manières de concevoir l’être humain. Dans notre Modernité, depuis Descartes au moins, a prévalu une vision du sujet comme centre de pensée et de décision autonome, capable de faire table rase des enseignements et des influences extérieures pour partir à la recherche de la vérité. Ce sujet tout-puissant, monade ou volonté agissante, est la grande fiction métaphysique qui a fait le lit de notre individualisme, sinon de notre égoïsme.
Selon une autre perspective, l’être humain se laisse décrire comme un nœud de dépendances multiples : à la nourriture, à l’eau potable, à l’affection, à la reconnaissance, au sexe, au sport, au confort matériel, aux écrans et aux smartphones, et, bien sûr, au tabac, à l’alcool, aux médicaments, aux drogues. Cette seconde conception de l’humain a ceci de déplaisant qu’elle nous dépossède de notre maîtrise, qu’elle relativise nos accomplissements mais aussi notre liberté en son principe même. Mais n’est-elle pas plus juste ? Si la dépendance est notre condition fondamentale depuis notre naissance (le bébé est singulièrement vulnérable), ne seraient-ce pas alors nos rares, fragiles affranchissements qui relèvent du miracle ?
Désarmé face à la pulsion
C’est avec cette question en tête que je me rends à Lausanne, au Centre hospitalier universitaire vaudois [CHUV], rue du Bugnon 23, au service de médecine des addictions. Hacine, le premier patient que j’y rencontre, n’a que 34 ans. Carré d’épaules, le visage peu marqué, il commence à se raconter : « J’ai une tolérance à l’alcool élevée. Dès 16 ans, je me suis aperçu que pour éprouver le même effet que mes amis, il m’en fallait quatre fois plus. Alors, je me suis mis à atteindre des taux d’alcoolémie importants, à partir desquels le moindre verre de trop fait basculer dans une éclipse de conscience. Et puis j’ai toujours aimé la prise de risque, le flirt avec les limites. Cela m’a amené, entre 16 et 18 ans, à des comportements violents, à la délinquance. » Pourquoi cette attirance pour la boisson ? « Pour moi, l’alcool est un médicament, un antidépresseur, un désinhibiteur. Si vous m’interrogez sur la cause profonde, je porte en moi un mal-être depuis tout petit. J’ai des émotions noires, que j’ai besoin de fuir, l’alcool me sert à les anesthésier. Mais c’est temporaire et illusoire. Il me faudrait traiter le mal-être à la racine. Je n’y suis pas encore parvenu. »
© Karla Hiraldo Voleau pour PM
Hacine a la voix grave, lente, teintée de mélancolie. Dans son discours, je n’entends pas l’attirance pour les bons vins, les bières pression, ni les rhums arrangés – c’est comme s’il ne considérait dans un verre que la quantité d’éthanol. « À une époque, je me suis intéressé aux bons whiskys, c’était devenu mon péché mignon, j’achetais des bouteilles beaucoup trop coûteuses pour mon maigre salaire. Cela n’a pas duré, j’ai vite pris les vins les moins chers du supermarché, juste pour l’effet. Quand je pense à l’alcool, je ne vois que le poison, comme s’il y avait une tête de mort sur les étiquettes. »
“Je ne sais pas s’il est possible de lutter contre une pulsion par des raisonnements. Ce qu’il faudrait, c’est descendre un cran plus bas, sous la raison”
La fermeté de ce jugement me fait songer à une vieille notion de la philosophie grecque, celle d’acrasie, discutée par Platon et Aristote. L’acrasie est la faiblesse de la volonté ou le fait d’aller contre son meilleur jugement. Par la raison, je comprends ce que j’ai à faire, mais ma volonté n’est pas alignée. « Vous parlez de faiblesse de la volonté, l’expression est juste. Il est très difficile, une fois qu’on a une pulsion en soi, de lutter contre elle par des raisonnements. Je ne sais pas si c’est possible. Ce qu’il faudrait, c’est descendre un cran plus bas, sous la raison, et anéantir la pulsion elle-même. » Hacine recherche-t-il l’abstinence ou bien une consommation modérée ? « Aujourd’hui, je suis un programme à la Fondation Les Oliviers. Elle a deux sites, l’un qui prône l’abstinence, l’autre la consommation contrôlée. Dans le premier cas, je n’ai senti que de la frustration, ça n’a pas marché. Avec l’autre approche, j’ai aussi connu un échec – j’ai encore fait une grosse rechute récemment. Je ne suis pas capable de répondre à votre question. Je place mes espoirs dans le suivi psychiatrique, mais je trouve que la société actuelle ne facilite pas la tâche. L’alcool est une drogue terrible, et, au lieu d’en être conscients, les gens minimisent. Sa consommation est valorisée par tous les repas et les fêtes de famille, le marketing du vin et de la bière. Je ne comprends pas qu’il soit si facile de s’en procurer, alors qu’on interdit le cannabis. Plus largement, nous sommes harponnés de toutes parts, poussés à la consommation mais de moins en moins à l’introspection. C’est une partie plus globale de la problématique. » Hacine se lève, nous nous saluons. Quand il s’en va, c’est comme un bloc de tristesse qui quitte la pièce.
Fin de partie
Bien plus enlevée, presque rigolarde, est la voix de Julien, qui vient après. Pour ces entretiens, je me suis vu attribuer un box de consultation au sein du service hospitalier. Quoique mes conversations à bâtons rompus n’aient aucune visée thérapeutique, cela leur donne une coloration spéciale. « J’ai 78 ans, et ça fait soixante ans que je suis emmerdé avec l’alcool ! Mais, jusqu’à 48 ans, je ne croyais pas avoir de problème. Je me définissais comme un bon vivant, aimant la compagnie des copains et la fête. J’ai commencé à me poser des questions quand j’ai constaté que, à l’apéro du soir, j’étais toujours le dernier à m’en aller. Les autres repartaient après deux ou trois verres retrouver leur famille, et je me disais : mais comment font-ils ? Je me recommandais un verre tout seul. Je ne peux pas m’arrêter. Si je prends un premier verre, je suis sur un rail, c’est parti jusqu’au bout de la nuit. »
© Karla Hiraldo Voleau pour PMCela m’évoque ce qu’explique Gilles Deleuze dans son Abécédaire. Pour l’alcoolique, les verres forment une série qui obéit à une logique particulière. Un alcoolique ne boit jamais son dernier verre. Celui qu’il tient dans la main est toujours l’avant-dernier. « C’est exactement ce que j’éprouve ! J’ignorais qu’un philosophe en avait parlé… » Mais où est le drame ? Julien n’est-il pas en train de me décrire une vie de patachon, turbulente mais sympathique ? « J’ai quand même eu quatre accidents de voiture sous l’emprise de l’alcool. Dieu merci, je n’ai jamais blessé ni tué qui que ce soit. Pour mon entourage, mon épouse surtout, j’ai été invivable. Ne pouvant pas m’arrêter de boire, je me trouvais souvent tellement saoul que je ne rentrais pas chez moi. Je dormais chez des copains, à l’hôtel, dans ma voiture. Un jour, quand je suis revenu, ma femme m’a dit : ‘‘Tiens, t’as battu ton record, ça fait une semaine qu’on ne t’a pas vu…’’ Sans son Amour pour moi et son incroyable Sagesse, avec des majuscules, elle serait partie depuis longtemps. Une fois, je suis allé jusqu’à quinze jours d’éthylisme non-stop, je dormais dans un hôtel minable, j’allais dans des bars à poivrots. Dans la nuit du 19 janvier 1990, je me suis réveillé à 4 heures du matin, en nage et anxieux. J’avais une peur panique du lendemain, du travail et de mes responsabilités que je ne savais plus assumer. J’ai pris une rasade de rouge, mais ça m’a dégoûté. Je suis peu pratiquant, pourtant je me suis mis à prier, j’ai supplié Dieu : ‘‘Par pitié, sors-moi de là !’’ Et j’ai senti sa présence à mes côtés. Après cet épisode, j’ai connu dix ans d’abstinence, un paradis. Mais qu’est-ce qui avait pu m’amener à boire autant ? J’avais un boulot, une famille aimante, pas de soucis financiers. Tout allait bien pour moi. Le fait de ne pas avoir connu mon père, décédé trois mois avant ma naissance, y est-il pour quelque chose ? Je n’ai pas souvenir d’en avoir souffert. »
Impossible, à l’entendre, de ne pas établir un lien entre ce deuil et sa dipsomanie. « Peut-être. On m’a dit que mon père s’arrêtait volontiers au bistrot. D’ailleurs, c’est curieux… Le 26 février dernier, j’ai fait un repas bien arrosé au restaurant. J’en suis sorti vers 15 heures et me suis encore arrêté dans un café en attendant la séance du soir de mon club-service [terme suisse pour les associations type Rotary Club]. J’y suis arrivé éméché. Là-bas, j’ai pris l’apéro, il y a eu la séance, j’ai repicolé ensuite. En retournant au parking, j’ai fait une chute d’un étage dans la cage d’escalier. J’ai été blessé, deux fractures du crâne, de multiples fractures faciales, un coude cassé, une hémorragie cérébrale. Je suis resté en soins intensifs, placé en coma artificiel, avec un œdème à la gorge qui démarrait. Les médecins ont informé ma femme que mon pronostic vital était engagé. Bref, j’aurais pu mourir. Alors aujourd’hui, à 78 ans, pour ma femme, mes enfants et mes petits-enfants, mais aussi pour moi, je veux vivre les années qui me restent sans alcool. Je n’ai pas touché un verre depuis ce 26 février. Curieuse coïncidence, mon père est mort d’une chute absurde. Inquiet pour l’une de mes sœurs qu’il a vu tomber en descendant d’un train, il a sauté alors que le train démarrait. Emporté par la force centrifuge, il est tombé à la renverse, sa tête heurtant le marchepied. Il est mort trois jours plus tard d’une hémorragie cérébrale. Quelque part, je me demande si je n’ai pas voulu mourir comme lui. »
Les horreurs de l’amour
Le troisième patient est Julian, un homme charpenté, portant des lunettes à épaisses montures noires. « J’ai vécu, explique-t-il, une histoire d’amour fusionnelle avec la boisson. Pas une relation continue, une liaison par phases, avec des escapades. Dès ma jeunesse, j’ai pratiqué le binge drinking, j’ai toujours eu la manie de boire excessivement, sans m’arrêter pendant trois ou quatre jours. Parfois en compagnie mais aussi bien seul. Je peins, et cela pouvait être l’occasion de me plonger dans la création ou de lire. Ou encore de partir dans les bas-fonds, à l’aventure… » Je lui explique que cette pratique me fait songer à la « dérive psychogéographique » théorisée par Guy Debord et Ivan Chtcheglov, et qui consiste à boire pendant une durée donnée, en errant dans la ville, en s’ouvrant aux rencontres, mais surtout en créant des textes et des images… « Tiens, les situationnistes ont fait ça ? C’est curieux, je me suis intéressé à eux, mais j’ignorais ce concept. C’est sûr que j’ai été influencé par certaines représentations d’artistes géniaux et ivres. Mais aussi par mon milieu d’origine : j’ai grandi en Espagne où les codes de la virilité commandaient de bien tenir l’alcool. Et puis, j’ai eu une mère castratrice, d’une exigence terrible, froide, et… l’alcool m’a servi de soupape. De temps à autre, il m’a permis d’échapper à ce poids, de ne plus être l’homme que ma mère voulait que je sois. Chaque fois que j’aurais pu faire une carrière importante, j’ai cassé en alcoolisme. J’avais par exemple mis sur pied un hôpital de jour. Les semaines précédant l’inauguration, je me suis mis à lire passionnément sur la mort volontaire au Japon et sur le seppuku de Mishima. Le jour même, toutes les huiles de la politique locale étaient là, mais je me suis acheté une bouteille de whisky, que j’ai bue avec une amie, en donnant ma démission par téléphone. En remplissant cette fonction, j’aurais satisfait ma mère, mais je n’avais qu’une envie, prendre la tangente. Mon addiction est le fruit d’une exigence interne qui émerge d’un imaginaire négatif, auquel je réponds par la décharge… »
Julian, comme je le lui fais remarquer, est en train de poser un autodiagnostic. « Oui, de métier, je suis psychiatre. » Mais comment se fait-il qu’avec une connaissance si précise de sa propre psyché, il n’ait pas pu résoudre son problème d’alcool ? « Cela se joue sous l’intelligence. C’est affectif. C’est pour cela que je parlais d’une histoire d’amour. » Et pourquoi veut-il s’en sortir ? « Ma femme, avec raison, a fini par me flanquer dehors. Cette séparation a été suivie par une longue phase d’errance où j’ai plongé dans les bas-fonds avec une grande souffrance. Alors, j’ai décidé de me sortir de là. » Comment ? « Je marche beaucoup. Comme je suis un intellectuel, l’alcool m’a toujours donné une sorte d’accès au corps, par compensation. Mais la marche s’y substitue. Je prends des rendez-vous mentaux avec des lieux. Je pratique la méditation. Et puis, il y a trois mois, ma mère est morte, et cela a été un immense soulagement. Je suis plus détendu, je prends les choses avec recul. » Puisqu’il est juge et partie, pour ainsi dire, comment définirait-il la dépendance ? « Je dois vous avouer que je n’aime pas beaucoup ce mot de ‘‘dépendance’’. C’est un concept valise, un fourre-tout. Je préfère ‘‘addiction’’, l’idée de ‘‘s’adonner à’’, de se donner sans limite à quelque chose ou à quelqu’un. Il y a dans l’addiction quelque chose de l’ordre de la symbiose parasitaire. On gravite autour de l’objet – pour moi, c’était l’alcool –, ce qui délivre en un certain sens du poids d’être soi. »
Les liens et la cage
Comme l’a souligné Hacine, l’alcool est partout dans notre société… Et beaucoup de gens boivent tous les jours ou presque. Dans ces conditions, pourquoi Hacine, Julien ou Julian sont-ils tombés dedans ? Pourquoi ont-ils poussé la consommation jusqu’à l’intoxication, jusqu’à l’autodestruction ? Qu’avaient-ils de plus ou de moins que les autres pour que le piège se referme sur eux ? C’est la question que je soumets au professeur Jean-Bernard Daeppen, qui dirige le service de médecine des addictions du CHUV. « Il y a une part de mystère. La barre de fer plie, plie, et soudain elle craque. Chez nos patients, l’alcool amène un effondrement. Nous savons néanmoins qu’un certain nombre de facteurs y prédisposent. Le premier est la tolérance. Ceux qui ont eu des parents dépendants à l’alcool supportent mieux le produit, il s’agit d’un mécanisme génétique qui a été identifié. Résultat, il leur faut boire davantage que les autres pour ressentir la même ébriété. Certaines études estiment que le risque de devenir dépendant est de l’ordre de 50 % lorsqu’on a cette prédisposition. L’accoutumance renforce aussi la tolérance. Un jeune de 18 ans avec 2 grammes d’alcool dans le sang arrivera aux urgences dans le coma. Une personne de 50 ans dépendante de l’alcool peut venir consulter à 5 grammes en se garant au parking. Il y a également des facteurs dits de personnalité. Les personnes antisociales, qui ont du mal à respecter les règles, qui jouent avec la petite délinquance, sont à risque. Mais également ceux qui recherchent les sensations fortes, qu’on appelle les “sensation seekers”. Enfin, un facteur majeur est la présence de traumatismes précoces. Les gens qui ont ce qu’on appelle un “attachement insécure”, qui n’ont pas été rassurés dans leurs liens affectifs à un stade précoce, portent en eux une blessure psychique qui va les porter à la consommation de drogues ou d’alcool. Les addictions peuvent ainsi être décrites comme une tentative d’adaptation à un trouble du lien. L’un de mes collègues emploie une image que j’aime bien, celle de la discothèque. Vous avez 20 ans, vous sortez en boîte. Il y a de la musique, c’est la pénombre, vous dansez. Si vous ne parvenez pas à vous rapprocher de la personne près de vous, une dose d’alcool va jouer le rôle de facilitateur. L’alcool arrive souvent à cette époque où l’on sort du cercle familial, où l’on essaie de se créer une vie amoureuse. Il semble aider à franchir ce cap. Mais l’addiction, par des mécanismes neurochimiques assez bien connus désormais, s’installe également à ce moment-là. »
Cette ligne d’explication est convaincante, cependant, elle est très centrée sur le sujet lui-même, sur l’échelon individuel. Or je me demande si le rôle de l’environnement ne serait pas aussi à évaluer. « À coup sûr ! approuve le professeur Daeppen. Une belle expérience, le “rat park”, le démontre. On met dans la cage d’un rat un bol d’eau mélangé à de la morphine. En actionnant un levier, le rat reçoit une dose. Il y revient sans cesse, devient dépendant jusqu’à succomber. L’interprétation classique est que le produit crée la dépendance, qu’il y a une sorte de harponnage chimique du cerveau qui conduit à la mort. Mais le chercheur canadien Bruce Alexander a eu une intuition géniale, il s’est demandé : et si le véritable problème n’était pas la drogue mais la cage ? Alors, il a placé le rat dans une cage immense, un vrai parc à thèmes, avec de la nourriture à gogo, des partenaires sexuels, des jeux, des copains… Dans cet environnement superstimulant, l’animal se désintéresse du bol de morphine. C’est très important, lorsque vous recevez un patient souffrant d’une addiction : vous devez vous interroger sur la cage. Peut-il changer d’environnement ? Est-ce à cause de ce qui l’entoure qu’il est entré dans un schéma comportemental dominé par un produit ? »
Le professeur Jean-Bernard Daeppen © Karla Hiraldo Voleau pour PMLa cure, ça sert à quoi ?
“Une personne accro vit une guerre civile intérieure, une ambivalence qui fluctue sans arrêt”
Un autre trait commun aux patients m’a frappé, c’est leur lucidité. Je repose au professeur Daeppen la question grecque, celle de l’acrasie : puisqu’ils comprennent que l’alcool dévaste leur existence, pourquoi ne parviennent-ils pas à s’en détacher ? « Le mot clé ici est l’ambivalence. Au niveau du système limbique se trouve le centre de la récompense, qui se déclenche lorsqu’on mange ou qu’on a des rapports sexuels. Les drogues agissent sur ce système en le surstimulant, c’est une sorte de piratage du centre de la récompense. Il y a une perversion du désir par le psychotrope. Par exemple, un héroïnomane a très peu de rapports sexuels, parce que ça ne l’intéresse plus, ce n’est plus assez fort. Cependant, le système de la récompense peut être contrôlé par le cortex préfrontal – faculté que les rats ont un peu, et les humains beaucoup plus. L’humain peut se projeter dans l’avenir, décider de s’installer en Chine, se rendre compte qu’il va dans le mur s’il continue à boire. L’envie de consommer est là, et si elle est forte, elle ne peut être bloquée que par une capacité d’inhibition équivalente. Donc une personne accro vit une guerre civile intérieure, une ambivalence qui fluctue sans arrêt, ce que vous appelez l’acrasie. »
© Karla Hiraldo Voleau pour PMMais alors, comment peut-on venir en aide au dépendant, voire le soigner ? « On sait que l’approche répressive ne fonctionne pas. Si vous dites à une personne dépendante de l’alcool : “Arrête de boire”’, cela revient à essayer de le priver de sa capacité de volonté. Imaginez que je sois ambivalent, partagé entre un “Je fais” et un “Je ne fais pas”. Si mon entourage me répète : “Ne fais pas, ne fais pas”, je vais faire, parce que je vais résoudre l’ambivalence par la voie qui me permet d’affirmer ma liberté. Cela vaut d’ailleurs à l’échelle individuelle comme collective. La prohibition aux États-Unis a été un désastre. La première chose que j’explique aux patients, c’est que je ne vais jamais leur demander d’arrêter de boire ou de se droguer. C’est eux qui prendront la décision, s’ils la prennent. J’en ai vu certains tomber dans des états dépressifs ou apathiques après un sevrage ; pour eux, la vie est mieux avec alcool. Je n’ai aucun jugement moral à porter là-dessus et aucune difficulté à l’admettre. » Mais alors, la cure sert à quoi ? « Nous pratiquons ici ce qu’on appelle l’approche motivationnelle. Nous aidons le patient à résoudre son ambivalence, en l’invitant à examiner lui-même ce que l’alcool ou la drogue apporte de positif mais aussi de négatif dans sa vie. Il peut nous le dire, car nous n’exerçons pas de pression sur lui, il peut nous dire que le négatif l’emporte, qu’il est temps de freiner. Mais la décision ne peut venir que de lui. D’ailleurs, on arrête de boire plutôt pour des raisons positives. On se sèvre parce qu’on a envie de vivre une histoire d’amour ou de bien s’occuper de ses enfants. Jamais parce qu’on nous a fait la morale. »
De la diabolisation au rétablissement
Nous en arrivons à la raison qui m’a amené à Lausanne : le service du docteur Daeppen propose un programme qui consiste à prescrire de l’héroïne de synthèse. Pas de la méthadone ni du Subutex, mais de l’héroïne. Expliquons la différence : quand une personne dépendante de l’héroïne souhaite se désintoxiquer en France, et à peu près partout dans le monde, on lui prescrit un substitut, en général la méthadone. Celle-ci annule les effets du manque et rend possible le sevrage. Mais elle ne procure aucun flash et peu de plaisir. C’est dans la ligne classique de la médecine qui soulage la souffrance mais n’est pas là pour procurer la jouissance. Résultat, le traitement à la méthadone est très souvent suivi de rechute, le taux d’échec est énorme. Or un programme suisse qui existe depuis trente ans, mais que le service du docteur Daeppen développe depuis deux ans dans le canton de Vaud, consiste à donner la substance elle-même, l’héroïne pure. Pourquoi ? « C’est un programme très encadré. Les patients peuvent venir prendre leur dose d’héroïne en cachet ou en injection, deux fois par jour, à l’hôpital. Évidemment, il ne faut pas qu’ils repartent avec la substance pour la revendre dans la rue. L’idée nouvelle, c’est que ces patients n’ont pas forcément pour but d’arrêter de consommer. Nous pouvons les y aider s’ils le souhaitent, mais ce n’est pas l’objectif premier. L’objectif, c’est le rétablissement de la vie sociale. Nous permettons à ces patients d’échapper à l’emprise de leurs dealers, à la rue, à la recherche permanente d’argent pour se payer une dose. Nous les sortons des circuits de la criminalité. Beaucoup reprennent un travail. Récemment, un patient qui repasse son bac m’a demandé : “C’est bizarre docteur, l’héroïne ça n’empêche pas de bronzer ?” Il commençait à se passionner pour le ping-pong, jouait en plein air et s’était aperçu que sa peau se hâlait. Tant qu’il cherchait sa dose, il ne voyait jamais le jour, aussi il pensait que l’héroïne rendait livide. Ensuite, nous les préservons de la transmission du sida et de l’hépatite C. Le matériel employé ici est propre, stérilisé, et nous leur apprenons à s’en servir. Enfin, il n’y a pas de risque d’overdose. L’overdose est un syndrome de dépression respiratoire accompagné de perte de conscience, mais, à l’hôpital, si ça se produit, nous avons un antidote. Sans les divers adjuvants toxiques de l’héroïne de rue, l’état de santé des patients s’améliore considérablement. Quand ce chemin est parcouru, éventuellement, nous envisageons une réduction des dosages et un sevrage progressif. Par ailleurs, ce n’est pas un programme très cher, il coûte actuellement 50 francs suisses par jour et par personne, mais il n’y a qu’un seul producteur d’héroïne de synthèse en Suisse, qui fixe ses prix en monopole. L’héroïne issue du pavot ne coûte presque rien à synthétiser, les barons de la drogue le savent bien. » Mais alors, pourquoi ce programme ne fait-il pas l’unanimité ? Pourquoi n’est-il pas adopté partout ? « J’ai bon espoir qu’il fasse école quand je vois l’amélioration de l’état de nos patients. Mais les résistances sont politiques, dues à des préjugés moraux et, surtout, à une ignorance de la réalité humaine de l’addiction. » La France, pays de grande tradition de pénalisation des drogues, pourrait-elle entendre ce message ?
Paradis artificiels, enfers bien réels
La réalité humaine de la toxicomanie, je la rencontre en reprenant mes consultations journalistiques avec Andrea. Fringant, les cheveux longs, un blouson en cuir et des bagues aux doigts, il pourrait être chanteur dans un groupe de rock. Il est aussi très juvénile. Quand il me dit avoir 44 ans, j’ai peine à le croire. « Dans les années 1990, j’avais une vie plutôt festive. Il m’arrivait de prendre de la cocaïne ou de l’ecstasy pour danser toute la nuit. Et puis un jour, en 1994, par hasard, j’ai pris une dose d’héroïne. Ne goûtez jamais cette drogue ! Au début, c’est comme un miel chaud. Pensez que vous partez faire une rando en montagne à 6 heures du matin. Vous rentrez à 17 heures, il commence à faire froid, vous êtes trempé et vous vous glissez dans un bain chaud et doux, vous vous mettez en position fœtale et vous vous endormez. L’héroïne, c’est ça, mais en mille fois plus fort. C’est un bien-être indescriptible. » Dans ce cas, pourquoi arrêter ? « Parce qu’il y a l’envers du décor. Non seulement il faut augmenter les doses pour continuer à ressentir ce plaisir, mais le manque est aussi infernal que l’effet est paradisiaque. En manque, vous vous déféquez dessus. Vous tremblez, vous claquez des dents, même s’il fait 40° à l’ombre. Vous n’avez plus aucune pensée. Vous avez mal partout. Vous avez l’impression d’avoir 200 ans. »
“Grâce à la prescription médicale d’héroïne, je me lève le matin libéré de la quête de la drogue”
Qu’attend-il du programme de prescription d’héroïne synthétique ? « J’ai été seize ans en cure à la méthadone, de 1996 à 2012, et ça n’a pas marché pour moi. Ce sont seize années blanches dans ma vie, passées en dépression. Je sais que je porte une fragilité, j’ai perdu ma mère quand j’avais 3 ans, mon père m’a foutu à la porte quand j’en avais 16. Grâce à ce programme, je me lève le matin libéré de la quête de la drogue. Je suis autodidacte, je parle quatre langues. Je vais bientôt pouvoir chercher un travail. »
Ce récit d’une courte lune de miel avec l’héroïne, suivie de vingt années de galères et de souffrance, mais aussi d’un échec du traitement par la méthadone, se retrouve dans le témoignage de Lucas. « Je viens d’une famille de migrants, mon père est italien, ma mère espagnole, beaucoup d’espoirs avaient été placés sur moi. J’ai découvert l’héroïne alors que j’étais étudiant, et je me suis mis à en acheter discrètement. Je suis atteint d’un trouble de l’attention, j’ai du mal à me concentrer, j’ai la bougeotte, cela m’a d’ailleurs été diagnostiqué récemment. J’ai très tôt découvert que, sous héroïne, mon cerveau fonctionnait mieux. J’avais donc une consommation d’abord modérée puis de plus en plus élevée, en cachette, ma copine n’en savait rien, et les profs ne s’en apercevaient pas. Je feintais mon monde… Ce système de vie s’est brisé suite à un problème d’approvisionnement. Les symptômes du manque ont été dévastateurs. Ma mère a compris qu’il se passait quelque chose. J’ai été placé sous méthadone, et la dégringolade a commencé. J’ai abandonné mes études. C’était tellement frustrant, glauque, cet état-là, que j’ai découvert la cocaïne en injection. Encore une idée reçue qui vole en éclats : l’héroïne m’aidait à être actif et à mener des tâches intellectuelles, la cocaïne m’a rendu apathique et rabaissé à l’état de clochard. De 2002 à 2016, je me suis traîné cette dépendance à la cocaïne comme un boulet. Mais récemment, j’ai repris un bachelor en anthropologie sociale. Surtout, je viens d’avoir un enfant, donc je veux être à la hauteur. »
© Karla Hiraldo Voleau pour PMLe grand plongeon, c’est ce qu’a connu Nicolas, le troisième héroïnomane que je rencontre. Pour lui, tout a basculé au milieu des années 1990. « Journaliste free lance, je suis allé faire un reportage au Timor oriental et me suis trouvé pris dans une guérilla avec un stress énorme. À mon retour, par compensation, je me suis mis à boire. Mon reportage a été diffusé à la télévision, mais j’étais dévasté et j’ai perdu coup sur coup mon travail et ma petite amie. Au même moment, j’ai appris que mon père avait une maladie incurable. Un ami musicien m’a alors dit par hasard qu’il avait de l’héroïne qui venait de Russie, ce qu’on appelle la “grise”, et m’a proposé d’y goûter. En trois jours, je suis devenu accro. C’était un tel plaisir, une telle jouissance. C’était plus fort que moi. Et puis la cocaïne s’est ajoutée à ça, en injection, et je suis devenu polytoxicomane. Je ne vais pas vous mentir : les sommes nécessaires pour se payer les doses d’héroïne et de cocaïne – j’étais à quarante injections par jour, je n’avais plus une veine où piquer – étaient astronomiques. Cet argent, on ne le gagne pas, on n’en est plus capable. On le vole. On trafique. On sort de la légalité. À un moment, j’avais des Albanais qui logeaient chez moi, ils trafiquaient de la drogue et des armes, et me fournissaient mes doses en guise de loyer. Je me suis aperçu qu’un véhicule de la police faisait le sous-marin au pied de l’immeuble. Là, j’ai compris que je risquais la prison. Et j’ai découvert le programme d’héroïne sous contrôle médical, d’abord à Genève, puis ici à Lausanne. Cela m’a sauvé la vie. J’ai réussi à réduire les doses, de trois injections par jour à une seule prise par semaine. La stabilité et l’expérience cumulées me permettent aujourd’hui de nourrir l’espoir de fonder une famille. »
Contrepoint sur le désir
En sortant de ces rendez-vous, depuis la cour de l’hôpital, je vois les arbres roussis par l’automne, les toits bruns, au loin le lac Léman. La petite ville suisse construite à flanc de montagne a un côté si harmonieux, prospère, paisible… J’ai bien envie de descendre vers le centre et d’aller boire une bière, puisque j’ai la chance de pouvoir le faire librement, sans subir le diktat du breuvage. L’addiction pose la question de notre rapport au désir. Sans doute celui-ci peut-il connaître deux modalités, l’une chrétienne et l’autre grecque, pourrait-on dire pour simplifier.
© Karla Hiraldo Voleau pour PMSelon l’anthropologie chrétienne, qu’on trouve dès les Confessions de saint Augustin, le désir est de l’ordre de la tentation, d’un élan en nous qui fait sécession et s’éloigne du bien. Il conviendrait alors de le contenir, de réprimer cet appétit qui vient du corps. Mais un tel effort nous raidit, nous fragilise. Il n’est pas évident de vivre dans un perpétuel carême. Quand la vigilance cède, que la tentation est trop forte, nous voilà emportés. À vouloir éradiquer le désir, nous lui donnons une prise immense sur nous. L’urbanisme même de Lausanne, dans sa beauté de maisons de poupée, témoigne du succès de cette répression, tandis que le fait que la place centrale, la place du marché, soit aussi le haut lieu de la vente de drogues dures montre qu’il y a un terrible impensé de cet ordonnancement, que le ver est dans le fruit.
La démarche grecque est différente, qui consiste à ne pas contenir tous les désirs mais à en choisir certains, qu’on amplifie, et d’autres, qu’on éteint ; il s’agit en somme d’entrer dans une logique de régulation et d’expression des désirs choisis. Après une nuit de libations, alors que les autres convives du Banquet de Platon dorment, avinés, Socrate se rend au gymnase. Il n’a cessé de discourir jusqu’au lever du soleil. Il est ainsi au moins trois désirs qui s’expriment à travers lui – la philosophie, le vin, le sport. Sans parler de l’érotisme, que son discours a célébré. L’ouverture de cette pluralité des désirs, bien plus que la contention morale, est peut-être la meilleure protection contre l’addiction. Car le problème n’est pas la dépendance. Dépendants, nous le sommes tous, et cela depuis la naissance. Non, le problème, c’est l’un, c’est l’unique, c’est le fait de n’éprouver qu’un seul désir pour une seule substance et que cela devienne la loi implacable qui dirige notre vie.
votre commentaire -
TRIBUNE « La situation de la psychiatrie en France est passée de grave à catastrophique »
Parce que l’Etat maintient sur ce secteur une pression financière « à l’exclusion de toute autre vision », il laisse le personnel livré à lui-même, déplorent l’économiste Jean de Kervasdoué et le psychiatre Daniel Zagury dans une tribune au « Monde ».
Tribune. Les partis politiques n’abordent les questions de santé que sous leur aspect économique et financier. Il y a fort à parier que, après le choc de l’épidémie de Covid-19, il ne sera pas dit grand-chose de la santé mentale qui, à notre connaissance, n’est pas à l’agenda du Ségur de la santé (lancé le 25 mai). Pourtant, depuis une décennie, la situation est passée de grave à catastrophique. Certes, de tout temps, la folie – terme aujourd’hui refoulé – a dérangé, mais le rejet collectif du différent, de l’anormal dans une société du bien-être n’explique pas à lui seul la persistance du massacre. Certes, la reconnaissance publique par Agnès Buzyn [ministre de la santé de mai 2017 à février 2020] de l’abandon de la psychiatrie a dégagé l’Etat d’une posture perverse de déni, mais, sur le fond, rien n’a changé.
Lire aussi La psychiatrie « au bord de l’implosion » en France
Pour prendre en charge les 2,1 millions de patients suivis par les « secteurs » psychiatriques, une organisation très particulière et spécifique a été conçue dans les années 1960 : le secteur psychiatrique. Le suivi des patients est géographique ; la prise en charge est globale et, pour y parvenir, le secteur dispose d’une équipe, d’un service d’hospitalisation et de très nombreuses autres formes de prise en charge : hôpital de jour, hôpital de nuit, centre de consultation médico-psychologique (CMP), centre d’accueil thérapeutique à temps partiel (CATTP)… Le financement provient d’une dotation globale annuelle plus contrainte encore, depuis 2011, que celle de l’hospitalisation traditionnelle. Si, en principe, l’égalité règne, la réalité depuis vingt ans est scandaleusement autre, car certains secteurs n’ont plus de psychiatres ! Plus de 1 000 postes ne sont pas pourvus, soit de l’ordre de 20 % des postes du secteur public.
Présence soignante réduite au minimum
La politique menée depuis trois décennies consiste à prétendre, sous couvert de déstigmatisation, que la psychiatrie serait une spécialité médicale comme les autres. Ainsi, les hôpitaux psychiatriques ont perdu leur qualificatif et sont devenus des « centres hospitaliers ». Il n’y a plus de concours particulier pour devenir psychiatre ; le choix de cette spécialité, après le concours de l’Internat, dépend donc du rang de classement, comme si l’on choisissait d’être psychiatre parce que l’on n’avait pas pu devenir chirurgien ! Une partie des postes offerts à l’internat n’ont pas de candidats.
Il n’y a plus non plus de formation spécifique des infirmiers psychiatriques. Les dimensions relationnelles et institutionnelles, dans la formation des jeunes psychiatres, ont disparu ; on a réduit au minimum la présence soignante en imposant des tâches bureaucratiques chronophages et débilitantes ; on a dépouillé le chef de service de tout pouvoir sur sa propre équipe ; on a cassé le binôme mythique chef de service-cadre infirmier supérieur, qui depuis Pinel et Pussin [respectivement médecin aliéniste et surveillant à l’asile Bicêtre puis à la Salpêtrière, à Paris, à la fin du XVIIIe siècle], organisait le soin, en faisant basculer les cadres vers l’administratif ; on a transformé chaque garde en enfer : il ne s’agit plus d’examiner et de soigner, mais de débarrasser les urgences de malades transformés en « patate chaude » et de faire du psychiatre de garde un « bed manager », cherchant désespérément des lits pendant toute la nuit.
Lire aussi Sauver la psychiatrie publique
La psychiatrie est une discipline médicale complexe, dont le meilleur a toujours consisté dans un regard en plusieurs registres et dans une écoute en plusieurs dimensions. La psychiatrie est bio-psycho-sociale, ce qui d’ailleurs pose des problèmes très particuliers dans l’enseignement et la recherche de cette discipline. La césure entre les universitaires et les praticiens y est d’ailleurs forte. En effet, les universitaires sont par essence spécialisés et, de surcroît, leur conception de la discipline varie considérablement d’une université à l’autre, voire d’un enseignant à l’autre, alors que la pratique d’un psychiatre de secteur doit être intégrative [faire intervenir diverses disciplines pour répondre aux besoins spécifiques du patient].
Des procédures très lourdes
Mais ce n’est pas tout, et l’histoire décernera certainement une mention particulière à Nicolas Sarkozy. Après le meurtre d’un étudiant par un malade mental en 2008 à Grenoble, il a en effet clairement laissé entendre que les malades mentaux faisaient courir un danger à la population et a notamment modifié « l’hospitalisation sans consentement ». Sans entrer dans les détails, sous couvert de donner plus de liberté aux malades, les procédures sont devenues très lourdes et impliquent certes les psychiatres, mais aussi le directeur de l’établissement, le préfet et surtout le juge des libertés et de la détention. La complexité et l’inutilité de certaines de ces obligations ont accru le poids du travail des administrations hospitalières, transformé les secrétariats médicaux en greffes de tribunaux et les dossiers médicaux en pièces judiciaires. On a imposé à la psychiatrie un schéma narratif qui n’est pas le sien.
Au temps de la mise en place du secteur psychiatrique (1960-1985), « les décideurs de la santé » venaient rencontrer les soignants, discuter avec eux. Nous n’étions pas « les uns contre les autres ». Ils n’étaient pas murés dans leur bureau, devant des tableaux Excel, à produire des recommandations, des protocoles, des procédures, des programmes, des guides de bonnes pratiques… On n’imposait pas d’interminables réunions sur la certification et sur les processus qualité à des médecins constatant chaque jour l’effondrement de la qualité des soins. On ne distribuait pas de livret d’accueil à des patients scandaleusement contentionnés plusieurs jours aux urgences faute de lits ! L’hôpital est devenu fou de cette coupure et de cette hostilité entre ceux qui gèrent et ceux qui soignent, comme de cette logique descendante de schémas abstraits supposés miraculeusement s’adapter au terrain.
Lire aussi Covid-19 : la crainte d’une « deuxième vague psychiatrique »
Face au désastre désormais reconnu, il faut contraindre l’Etat à sortir de sa posture perverse. L’Etat « pervers », c’est celui qui maintient la pression financière, à l’exclusion de toute autre vision ; qui clive les « décideurs » et les exécutants ; qui multiplie les missions de service public, sans se préoccuper de leur faisabilité ; qui laisse en bout de course l’aide-soignant, l’infirmier ou le psychiatre assumer les dysfonctionnements, quand il ne les leur impute pas. Certains se sont suicidés de devoir porter sur leurs épaules les conséquences de ce qu’ils n’ont cessé de dénoncer dans l’indifférence. Croire que quelques insultantes médailles en chocolat pour les valeureux guerriers du Covid ou quelques augmentations de salaire vont suffire, c’est tout simplement n’avoir rien compris à ce que nous a montré la pandémie, sur fond de crise ancienne de la psychiatrie.
Jean de Kervasdoué est économiste de la santé. Il a été directeur des hôpitaux au ministère de la santé de 1981 à 1986. Daniel Zagury est psychiatre, expert auprès de la cour d’appel de Paris.
votre commentaire -
David Servan-Schreiber, médecin et chercheur en neurosciences cognitives a écrit des chroniques dans PSYCHOLOGIES MAGAZINE. Il a réfléchi sur les thérapies naturelles pour soigner les maladies psychiques. L'amour fait partie de ce qui soigne. En voici un bel exemple dans l'extrait de cette chronique:
Faire couler la fontaine d'amour
"Chez l'humain, l'ocytocine est considérée comme l'hormone de la tendresse et de l'attachement. Elle est secrétée pendant l'allaitement maternel, au contact physique d'une personne que l'on aime et qui nous rassure, quand on regarde les photos d'un bébé, ou même d'un chaton, et puis, souvent pendant l'orgasme. Elle agit aussi comme un filtre d'amour : plus on sécrète d'ocytocine en présence de quelqu'un, plus on lui devient attaché émotionnellement.
Bonne nouvelle: il est possible de faire couler à volonté l'ocytocine dans le cerveau de la personne aimée. Mais, pour chaque être, le déclenchement se fait par des portes différentes. Le thérapeute de couple Gary Chapman parle des "cinq langages de l'amour." Chez les uns, ce sont les "paroles valorisantes" (porte 1) qui ouvrent les vannes de la fontaine de la fontaine d'ocytocine: "J'adore quand tu me fais rire comme cela" ou "Tu es encore la plus belle ce soir". Chez d'autres, ce sont des "moments de qualité" (porte 2), comme un diner chaque semaine en amoureux au restaurant, ou prendre le temps d'aller dans une brocante ensemble. Certains sont "sensibles" aux cadeaux (porte 3). Pas forcément la bague de ses rêves ou les vacances aux Maldives une fois par an, mais plus souvent, le bouquet de fleurs au retour du marché, ou le tee-shirt qui lui avait plu dans la vitrine mais qu'il n'avait pas osé acheter. Les "services rendus" (porte 4), la vaisselle faite, les enfants mis au lit une fois les devoirs terminés, la chemise impeccablement repassée, sont une clé qui marche particulièrement pour d'autres. Et puis, enfin, le "toucher affectueux" (porte 5), se tenir la main dans la rue, un massage désintéressé avant de s'endormir ou encore des caresses adroites plus intimes et stimulantes.
Pour beaucoup, bien sûr, ce contact physique ouvre les vannes de l'ocytocine. L'important est de savoir quelle porte marche le mieux pour soi, et pour l'autre. Car, sur la longueur, ce sont ces doses répétées de cette petite hormone que nous nous donnons l'un à l'autre qui construisent l'harmonie de l'attachement et de l'amour; celle, si forte, qui est la seule capable de résister au temps et aux épreuves."
Décembre 2009, extrait de Notre corps aime la vérité, David Servan-Schreiber.
Musique en rapport avec le thème:
votre commentaire