• Ronsard, la fureur poétique et la folie des protestants

     

    Dans le MAGAZINE LITTERAIRE de septembre 2012 intitulé "Ce que la littérature sait de la folie", nous trouvons un article de Claire Sicard dans lequel elle parle de Ronsard et de son rapport à la folie, double, pourrait-on dire. En effet, s'il place la fureur poétique du côté de la folie créatrice, il nomme les huguenots des fous, eux qui ont osé s'opposer aux catholiques qu'il défend farouchement, à l'époque des guerres de religion au XVIème siècle qui sévissent en France. Sont fous ceux qui ne pensent pas comme nous, ceux qui sortent de la norme communément admise.

     

     

    Catholique farouche, le poète apostrophe vivement les protestants en les présentant comme des esprits dérangés, auxquels il oppose une " bonne " folie : la fureur et son souffle.

     

    Ronsard a tardé à prendre parti dans les débats religieux qui secouent son époque. Mais, au début des années 1560, plus que jamais la guerre civile menace. Un poète de premier plan à la Cour, revendiquant une noblesse tant poétique que sociale, se doit d'entrer en lice et de combattre avec ses propres armes, « une plume de fer sur un papier d'acier  » comme il le dira dans La Continuation du discours des misères de son temps. En 1562 et 1563, Ronsard publie donc une série de plaquettes polémiques . Il se range clairement du côté des catholiques et de l'ordre établi.

     

    Quoi de plus simple, pour abaisser et écraser l'adversaire huguenot, que de le traiter de fou ? Ronsard ne s'en prive pas : les réformés sont furieux, insensés, ignorants. Leur folie est un aveuglement, une erreur, le fruit d'une déviation de l'imagination. Ils ont abdiqué leur faculté de juger sainement et ont « sans dessus-dessoubs la France renversée ». Malades sans le savoir, ils doivent être soignés. Plaisamment, le poète propose même son concours à la cure. Il constate d'abord la profondeur du mal : « luy sond[ant] le nez d'une esprouvelle  », il découvre que la tête du réformé qu'il examine est pleine de vent. Le diagnostic s'en trouve confirmé, puisque le fou est, étymologiquement, une outre emplie d'air. Rappelons que le mot "fou" est un adjectif ou un nom qui vient du latin « follis » qui signifie « sac ou ballon gonflé d’air », « soufflet pour la forge ». Ce mot aurait donc un rapport avec l’air, le souffle: ce qui entraîne le feu. C’est un terme qui est apparu en français durant le Moyen-Age au XIème siècle. Il a la même racine que les mots : follet, feu-follet, affoler, affolement, folâtre, raffoler… C’est au XXème siècle que le mot « fou » a disparu de la terminologie médicale au profit de l’emploi de « malade mental » ou de « psychotique ». Comme l’explique Alain Rey dans son Dictionnaire historique de la langue française, pour l’ensemble des emplois du mot « fou », c’est l’idée de hors norme qui domine. Son contraire étant « raison ». (cf: voir l'article: http://folieetespoirblog.eklablog.com/a-l-origine-des-mots-folie-et-fou-de-l-etymologie-au-sens-actuel-a112457636)

     

    Ronsard prescrit alors de s'abstenir de lire et de croire les oeuvres de Calvin pendant neuf jours. Lorsque le patient aura enfin « Abjur[é] son erreur fauce & pernicieuse [...]/ Sa premiere santé luy rentr'a dans le corps ». Ailleurs, le poète-médecin espère les effets d'une saignée ou d'une potion à base de lapis lazuli, réputée améliorer la vue et la clairvoyance. Sans la moindre ambiguïté, la folie des réformés paraît donc mauvaise ; et ce mal dangereux, car contagieux. Mais le diagnostic est réversible : chaque camp peut dénoncer la folie pathologique de l'autre.

    « Tu penses que c'est moy, je pense que c'est toy ! »

    Le propre du fou est de se croire sage. Et les mêmes mots, en une parfaite symétrie, se trouvent sous la plume de chacun des adversaires. Les détracteurs de Ronsard le considèrent aussi comme un malade. Ils lui ont d'ailleurs envoyé trois pamphlets pour le soigner - sans succès malgré la bonne volonté joyeuse du patient : « de gayeté de cueur, & sans froncer le sourcy, j'ay gobbé & avallé les troys pillules que de vostre grace m'avez ordonnées : lesquelles toutesfoys n'ont fait en mon cerveau l'entiere operation que desiriez [...] : Je vous prie que [...] vous preniez aussi joyeusement cette medecine que je vous envoye, suppliant le Seigneur qu'elle vous puisse garir plus perfettement que la mienne ne m'a fait. » À une prescription répond une autre, les médecins deviennent des patients, en même temps que les auteurs des lecteurs. Comment distinguer, dans ce jeu de rôles interchangeables, le fou du sage ? On pourrait penser trouver une réponse dans l'efficacité du traitement. Mais il n'a eu aucun effet sur Ronsard. Quant aux réformés, leur guérison n'est guère plus qu'hypothétique.

     

    Ainsi, rien ne permet vraiment de sortir de l'affrontement, et surtout pas la raison. Peut-on réellement « par livres [...] confondre » l'ennemi qui « par livres a séduict/ Le peuple dévoyé qui faucement le suit (8) » ? La parole, qui se retourne comme un gant, peut-elle remettre de l'ordre dans le monde ? L'effet de miroir ne rend-il pas impossible la détermination de la vérité ? Il faudrait une tierce instance pour sortir de la stérilité du reflet accusateur. Or ce juge, pour Ronsard comme pour les réformés, ne saurait être que divin et se trouve donc hors de portée de la raison humaine. On ne peut alors que s'en remettre à ce que l'on croit, sans assurance de ne pas s'égarer.

    « Je suis fol, Predicant, quand j'ay la plume en main,/ Mais quand je n'escri plus, j'ay le cerveau bien sain . »

     

    Si la raison n'offre aucune issue, peut-être faut-il en chercher une du côté de la folie elle-même. Car toute folie n'est pas nécessairement mauvaise. Il en existe aussi une saine, celle que les néoplatoniciens appellent furor. Souffle inspirateur, divin enthousiasme, le furor emporte celui qui l'éprouve et le guide vers le beau, le vrai et l'unité de l'âme qui s'était perdue en descendant dans le corps. Le bon poète sait se livrer à l'imagination qui le transcende, sans toutefois abdiquer jugement et art qui encadrent ce transport.

     

    Or, pas plus qu'ils ne saisissent l'ordre du monde qu'ils bouleversent, les adversaires de Ronsard n'ont accès à celui de la poésie. Le poète souligne que, avec leur application d'écoliers obtus, ils ne comprennent rien à la belle folie des Muses. Ce sont tout au plus des versificateurs dépourvus de souffle poétique. Mauvais hommes, ils sont mauvais écrivains. Car il ne suffit pas d'imiter des vers de Ronsard pour s'emparer de son art. Et ce qui distingue le prince des poètes de ces" poétastres" (mot employé par Ronsard qui signifie "mauvais poète"), c'est - précisément - le furor.

     

    Quelles en sont les marques ? Ronsard nous l'explique, en une belle leçon. La poésie vise le plaisir du lecteur. Le poète inspiré n'est pas un philosophe et ne prétend pas l'être. Aussi son écriture peut-elle sembler brusque. Elle est en fait caractérisée par une variété et une discontinuité agréables qui s'inscrivent dans un ordre plus vaste sans le mettre en péril. Quand la déraison des réformés les pousse à renverser le monde, la fureur poétique n'exerce sa libre fantaisie qu'au sein des vers. Le poète est pareil au vanneur (qui sépare le bon grain  de ses impuretés) qui jette en l'air le froment fraîchement moissonné, au feu follet bondissant, ou à l'abeille qui butine. Sa discontinuité n'est pas dérèglement : le geste du vanneur sépare le bon grain de l'ivraie, les feux follets éclairent la nuit et l'abeille « enrichist sa maison ». Finalement, cet élan apparemment sans ordre engendre de beaux fruits. Le furor, soutenu par le travail raisonné du poète, ouvre alors un possible accès au vrai.

    « Je luy seray le Tan qui le fera moucher . »

    De fait, la fureur poétique sait, plus efficacement sans doute que la raison, débusquer la folie des réformés. Avec l'énergie et la « gaillardise » qui la caractérisent, elle accule l'ennemi et met en lumière le mal qui le ronge. Ronsard furieux (mais d'un divin furor) agace son adversaire - au sens propre comme au sens figuré - jusqu'à le révéler furieux (mais d'une folie malsaine). Ce puissant effet est mis au compte de la vérité enclose dans les images suscitées par le furor. Il est, plus profondément encore, lié à une imagination conçue comme médiation entre le céleste et le terrestre. En se faisant aiguillon de la conscience troublée de son adversaire, Ronsard se donne le rôle d'un de ces démons envoyés aux hommes par Dieu. La pensée réformée refusait de telles figures de médiation, jugées irrationnelles. Ronsard, dans ses vers, les impose. Avec une délectation non dissimulée, le poète use de sa folie « gaillarde » pour faire enrager les réformés et souligner l'erreur qu'il décèle chez eux.

     

    En conclusion, le furor devient alors une arme acérée, la meilleure des « plumes de fer » pour mettre au jour la folie de l'autre. Énergie savamment orchestrée, à l'unisson de l'harmonie universelle, la fureur poétique ne produit aucun désordre mais s'emploie à remettre la déraison huguenote à sa juste place. Car, nous dit Ronsard, ce n'est qu'en respectant l'ordre du monde que l'on peut espérer cette grâce divine qui accorde à ses élus une bonne raison, comme une bonne folie.

     

     

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