• Où se trouvent les origines de la motivation?

    John Perry, célèbre philosophe américain s'interroge sur les origines de la motivation. En effet, dans de nombreux domaines -la santé, la réussite professionnelle, la vie amoureuse- la motivation est importante pour tenter de sortir d'une situation insatisfaisante. Comme dirait Roosevelt, "les gagnants trouvent des moyens, les perdants des excuses." On peut donc se demander ce qui permet à un être humain de se mettre au travail pour réussir et réaliser un rêve qui lui permettra de s'épanouir. Vouloir guérir, se sortir d'une situation dans laquelle on s'englue et faire les efforts nécessaires demande de la motivation. Qu'en dit John Perry?

    Ce mélange de désir, de savoir-faire et de croyances, qui est indispensable à toute action humaine, est ce que j’appelle un « complexe de motivation », dira John Perry.

    Où se trouvent les origines de la motivation?Ce texte extrait de philosophie magazine du mois de juillet 2014 réfléchit sur cette question:

     

    Qu’est-ce qui nous pousse en général à agir ?

    John Perry : Vaste question ! Prenons un exemple trivial : supposons que je me promène rue des Écoles, à Paris, et que j’aperçoive un stand de crêpes. Cela éveille en moi un désir. Ce désir n’est pas quelque chose d’ab­strait ; il s’agit d’un événement, d’une perturbation localisée quelque part dans mon cerveau, qui surgit dans ma conscience. Tout à coup, j’ai envie d’une crêpe à la cannelle. Ce désir met aussitôt en éveil mon imagination : j’imagine la saveur et la consistance de la crêpe à la cannelle dans ma bouche. Comme ce serait bon d’en manger une ! Cependant, ce désir ne suffit pas à lui seul pour que je me mette à agir, il faut en plus qu’il y ait en moi certains savoir-faire et certaines croyances. Du côté des savoir-faire, comme je suis à Paris, il faut que je sache dire : « Donnez-moi s’il vous plaît une crêpe à la cannelle » en français, j’ai donc besoin d’une compétence linguistique minimale pour me faire comprendre. Du côté des croyances, il faut aussi que je pense à avoir des euros dans mon porte-monnaie, car je ne pourrai pas acheter cette crêpe avec des dollars. Ce mélange de désir, de savoir-faire et de croyances, qui est indispensable à toute action humaine, est ce que j’appelle un « complexe de motivation ».

     

    « Deux complexes de motivation contradictoires – manger une crêpe, garder la ligne – combattent pour devenir ma volonté »

    Quelle est la place de la volonté dans tout cela ?

    Je suppose qu’on peut parler de volonté au moment du passage à l’acte. Car un complexe de motivation n’est pas encore une volition. Je m’explique en revenant à mon exemple : supposons que j’aie envie d’une crêpe, mais que j’aie également envie de perdre du poids. Le désir d’une crêpe est tout à fait soudain, le désir de perdre du poids est une vieille histoire. J’ai toutes les raisons de croire que manger une crêpe va m’empêcher de maigrir. Il y a donc un deuxième complexe de motivation qui entre dans la danse. Il va peut-être l’emporter, me convaincre de tourner les talons et de m’éloigner du stand… Bref, il y a en moi deux complexes de motivation contradictoires – manger une crêpe, garder la ligne – qui combattent chacun pour devenir ma volonté. Chacun de ces complexes entend envoyer un message à mon corps et être obéi. Chacun d’eux veut contrôler la même chose – mes bras, mes jambes, ma bouche. Il est clair qu’ils ne peuvent tous les deux l’emporter en même temps. Celui des deux qui l’emportera dans la bataille deviendra ma volonté. À mon sens, il ne s’agit pas vraiment d’une décision rationnelle mais plutôt une bagarre. Tout se passe exactement comme dans un match de boxe. Deux complexes de motivation entrent sur le ring. Parfois, l’un des deux est rapide et gagne tout de suite par un crochet fracassant. Dans ce cas, ma crêpe est déjà en train de cuire sur la plaque chauffante avant même que mon désir de rester svelte ait pu esquisser la moindre parade. Il est K.-O. ! Parfois, le combat est long et dure plusieurs rounds. Et, parfois, l’arbitre doit intervenir. Ce dernier cas est celui où le combat est interrompu par une décision rationnelle. Mais en ce qui me concerne, le combat se déroule le plus souvent sans intervention de l’arbitre.

     

    « Je vois le bien, je l’approuve, et pourtant je fais le mal » : cette phrase d’Ovide renvoie à un problème qui a beaucoup préoccupé les Anciens, celui de l’acrasie, ou faiblesse de la volonté. Comment peut-on agir contre son meilleur jugement ? Votre description du sujet humain comme une sorte de ring où plusieurs complexes de motivation s’affrontent ne règle-t-elle pas ce vieux problème de philosophie morale ?

    Oh ! vous savez, j’aime toujours m’entendre dire que j’ai résolu un problème ! Mais il n’est pas certain que je l’ai résolu, dans le cas présent, en laissant les termes du problème inchangés. Je reprends ma description – et à travers l’exemple des crêpes, vous comprenez bien que je parle de toutes les situations où nous sommes face à un objet désirable : lorsque les complexes de motivation s’affrontent, ils essaient chacun de lever des armées. Les soldats, en l’occurrence, sont des croyances et parfois d’autres désirs. À mon sens, les désirs recrutent les croyances. Par exemple, mon désir de manger une crêpe mobilise la croyance selon laquelle cela n’augmentera pas significativement le nombre de calories que je vais ingérer dans la journée, parce que je saurai m’abstenir de manger des frites au dîner. À l’opposé, mon désir d’abstinence recrute la croyance selon laquelle le fait de céder une fois à la gourmandise m’engage sur une mauvaise pente et me rendra plus vulnérable par la suite à d’autres sollicitations similaires. Ou encore, il va mobiliser une image de moi obèse en train de marcher honteusement sur la plage, ou mourant à un âge précoce d’une crise cardiaque.

    La faiblesse de la volonté, en grec akrasia, a lieu quand vous voyez quelle est la meilleure des choses à faire, mais que vous agissez différemment. Le problème, c’est qu’on ne peut parler d’acrasie que lorsqu’on sait pertinemment quelle est la meilleure solution ou la meilleure conduite à adopter. Parvenir à un tel savoir exige un énorme effort. Il faut pour cela envisager toutes les facettes d’un problème. Autrement dit, il faut mettre toutes ses croyances sur la table. Je pense que, dans la vie réelle, nous ne sommes pas souvent capables d’un tel effort. Prenez l’exemple d’une famille dont l’un des parents vient de se voir proposer un nouveau travail, mieux payé, dans une autre ville. Le soir, après le dîner, la famille se réunit autour de la table. Ils prennent une feuille blanche et soupèsent les avantages et les inconvénients : le déménagement va coûter cher, les enfants vont devoir changer d’école et quitter leurs copains ; cependant, cette opportunité professionnelle ne se représentera pas de sitôt… C’est une très bonne manière de procéder. Mais je pense que nous sommes rarement en mesure de mener à bien ce type d’évaluation. Le plus souvent, quand nous agissons, c’est simplement parce qu’il y a rencontre d’un désir et d’une opportunité – nous obéissons à des impulsions presque animales.

    Pour résumer, il me semble qu’il y a deux types de faiblesse de la volonté. Dans le premier cas, tout est simple : un désir (manger) met l’autre K.-O. (rester mince). Vous commandez une crêpe. Mais Ovide, à mon sens, dit autre chose, et la véritable énigme de l’acrasie est d’une tout autre ampleur. Imaginez qu’un homme, devant un stand de crêpes, prenne le temps de considérer toutes les dimensions du problème, qu’il inscrive vraiment face à face les inconvénients et les avantages de cet acte sur une feuille blanche. À l’issue de cet examen minutieux, il conclut qu’il ferait mieux de s’abstenir. Et il avale une crêpe quand même. Ce type-là est bizarre, vous ne trouvez pas ?

     

    « Ai-je envie d’être un esclave des règles, un type qui agit en respectant les convenances, ou bien une personne authentique, capable de vivre pleinement le charme de l’instant? »

    Comment expliquez-vous ce cas-là ?

    Eh bien ! je dirais qu’il y a peut-être un troisième complexe de motivation caché sous la surface, qui éclaire cette apparente incohérence… Prenons un autre cas, qui m’est cher : la difficulté de sortir du lit. Voilà, le réveil vient de sonner. Je voudrais arriver en classe à l’heure pour mon cours, ce qui signifie que je dois me lever maintenant. J’ai tout intérêt à le faire. Mais c’est tellement bon d’être allongé là, sous la couverture… Par ailleurs, mes étudiants ne m’en voudront pas si je suis en retard. Il se peut même que cela leur fasse plaisir. De toute façon, je n’ai pas grand-chose à leur raconter. Une quinzaine de minutes de sommeil en plus me feront du bien. Pourtant, même si mes étudiants et moi trouvons agréable que j’arrive en retard, je n’aimerais pas avoir la réputation d’être un professeur paresseux. Mes collègues se moqueraient de moi. Cela pourrait compromettre ma réputation à l’université. Le débat se poursuit ainsi jusqu’à ce qu’une petite voix rebelle se fasse entendre : quelle sorte de personne ai-je vraiment envie d’être ? Ai-je envie d’être un esclave des règles, un type qui agit en respectant les convenances, ou bien une personne authentique, capable de vivre pleinement le charme de l’instant ? En somme, mon idée est que, lorsque nous ne faisons pas ce que nous pensons être le mieux, c’est que nous nous rebellons contre la conception du bien qui se trouve implicitement en jeu. Si je reste dans mon lit, quitte à arriver en retard, ce n’est pas par paresse, mais parce que je ne veux pas être un employé trop diligent, car cela me renverrait une déplaisante image de soumission.

     

    Prenons le cas inverse, celui de l’excès de volonté. Considérons Mozart : son désir de composer de la musique semble avoir mis K.-O. tous ses autres désirs. Une telle existence vous paraît-elle enviable ? En d’autres termes, devrions-nous favoriser l’un de nos complexes de motivation, pour qu’il écrase tous les autres et qu’une volonté unique s’exprime à travers tous nos actes ? Est-il bon d’avoir un grand projet, une vocation ?

    Certains de mes collègues philosophes, d’habitude ceux qui aiment Nietzsche, pensent qu’il est important d’avoir une continuité narrative dans son existence, ce qu’on pourrait appeler un plan de vie. Les plus convaincus d’entre eux s’imaginent que vous n’êtes pas vraiment une personne, si vous n’avez pas un tel objectif. Bon… Je ne sais pas quoi en penser, je reste perplexe. Je n’ai pour ma part aucun plan de vie, je fais les choses les unes après les autres. Pour ce qui est de la vie intime de Mozart, je la connais surtout à travers Amadeus [de Miloš Forman]. Dans ce film, vous le voyez impliqué dans nombre de relations et de passions, mais il ne s’y investit pas complètement, il les survole, car il revient toujours à la musique. C’est donc bien un personnage obsédé par un but unique. Bill Clinton appartient peut-être au même genre d’hommes. Son grand projet était de devenir président. Mais cela ne l’a pas empêché d’avoir aussi d’autres désirs secondaires, et de leur céder quelquefois. Et puis, vous avez le cas encore différent de Richard Nixon : celui-ci a vraiment réussi à éteindre tous les désirs en lui et à ne vivre que pour son ambition politique. Les biographes de Nixon le soupçonnent d’avoir eu une famille uniquement parce que c’était un état civil plus avantageux pour se présenter aux élections. Donc, vous avez deux sortes d’obsessionnels : les obsessionnels impulsifs (Clinton) et les obsessionnels méthodiques (Nixon). Les premiers me semblent enviables par certains côtés, car il doit être bon d’avoir une grande passion qui donne forme à votre propre existence. À l’opposé, je me méfie des seconds et trouve qu’il ne doit pas être très amusant d’être dans la peau d’un Richard Nixon.

     

    Vous-même, où vous placez-vous et avez-vous eu une vocation pour la philosophie ?

    Pour moi, la question ne se pose pas vraiment en ces termes, je n’ai jamais été à la poursuite d’un but unique. J’ai des désirs récurrents. J’aime bien faire de la philosophie. Je suis content de gagner de l’argent en exerçant le métier d’enseignant. Mais les choses qui ont réellement dominé ma vie sont largement accidentelles. Je ne m’attendais pas à tomber amoureux quand j’étais étudiant, et je n’ai pas vraiment décidé d’avoir trois enfants et dix petits-enfants. Cela m’est juste tombé dessus, et cela a occupé ma vie. Je ne prétends pas que cette manière d’être est la meilleure, mais ce n’est pas la pire. Et si Nietzsche n’aimerait probablement pas entendre parler d’une vie qui n’est pas dirigée vers quelque projet grandiose, une telle trajectoire, même si elle n’a pas été concertée, me convient.

     

    C’est une sorte de sagesse que vous défendez là ?

    Si vous êtes un adolescent à la recherche de la sagesse, vous entendrez deux types de messages contradictoires. D’un côté, certains vous encourageront à vivre au présent. À apprécier la chaleur du soleil et les fleurs. À profiter de la vie. Rien d’autre n’existe que ce qui nous advient ici et maintenant. Ne vous souciez pas du reste. De l’autre, on vous dira que, si vous voulez mener une vie riche et intéressante, il va falloir être un peu plus volontaire, concevoir un plan et vous y conformer. Sans compter qu’il n’est pas désagréable de pouvoir compter sur une épargne-retraite sur ses vieux jours. Vous allez devoir naviguer entre ces deux formes de sagesse, dont aucune n’est complètement fausse.

     

    Votre essai La Procrastination. L’art de reporter au lendemain a été un succès international. Votre art de vivre ne consiste-t-il pas justement à accepter l’irrésolution, l’indécision, les accidents de l’existence ?

    Attention, je ne plaide pas pour la procrastination elle-même, mais pour tout ce qu’elle permet ! Essayez un peu de supprimer, dans l’histoire de l’humanité, toutes les découvertes et les œuvres d’art réalisées par des hommes qui étaient supposés s’occuper d’autre chose : vous allez devoir détruire beaucoup des plus grands poèmes, des plus grandes musiques, des plus extraordinaires réalisations de la culture. Je pense que beaucoup des inventions et des œuvres majeures sont nées par hasard, par inadvertance ou dans des moments de rêverie… Prenez le cas d’Isaac Newton : il n’était pas censé faire la sieste sous un pommier quand la pomme lui est tombée dessus. Sa femme lui avait demandé de ramasser des pommes et d’en remplir un panier. Il a désobéi à sa femme, a voulu faire le paresseux. Il s’est offert une petite sieste, une pomme lui est tombée sur la tête et voilà, il a découvert la loi de la gravitation universelle. Mais je vois que vous froncez les sourcils : comme vous êtes cultivé, vous savez que Newton n’était pas marié et que toute cette histoire de pomme est une affabulation. Pourtant, cela ne change rien à mon argument principal : beaucoup des choses importantes se produisent quand on s’écarte du chemin tracé d’avance. Pour moi, l’univers est ce qui est. Il n’y a pas de réalité plus profonde, pas d’arrière-monde. Il est donc illusoire de vouloir tendre son désir vers un objectif qui se trouverait quelque part hors du monde. Mieux vaut s’offrir au contraire une bonne dose de liberté et une généreuse marge d’erreur. C’est souvent plus fécond.

    En somme, agir c'est être motivé, vouloir réaliser quelque chose en tenant compte de nos désirs, de nos savoir-faire et de nos croyances. Désirer changer, être capable d'amorcer ce changement et croire qu'on y arrivera -à savoir espérer- sont les clés du moteur en nous qui se mettra en route et nous amènera peu à peu vers la réussite.

    Où se trouvent les origines de la motivation?

     

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