• Lettre d'Antonin Artaud à Jean-Louis Barrault

     

    Au début des années 30, Antonin Artaud  rencontre le jeune comédien Jean-Louis Barrault et tisse avec lui un profond lien amical, artistique et spirituel. Acteur, mais surtout poète, metteur en scène, théoricien du théâtre, Artaud admire Barrault. De son côté, Barrault, jeune comédien, créateur de certains de ses spectacles, éprouve pour Artaud une sorte de fascination, intellectuelle et humaine. Il le voit chavirer dans un « destin de crucifié », celui d’un homme souffrant, interné en psychiatrie sept ans durant.

     Fin 1943, il sera transféré à Rodez, grâce à l’aide de Robert Desnos, dans le service du docteur Ferdière, homme de culture et ami des surréalistes.

     Dans le cadre de l’art-thérapie prôné par le docteur Ferdière, il adapte les textes d’Edgar Poe et Lewis Carroll, dont le fameux L’Arve et l’Aume, tentative anti-grammaticale contre Lewis Carroll et écrit tous les jours dans de petits cahiers qui deviendront les Cahiers de Rodez.

     Voici une des lettres qu'Antonin Artaud écrivit à Jean-Louis Barrault dans laquelle on perçoit une grande lucidité et une volonté de résister à l'envahisseur allemand. Antonin Artaud était un homme de foi, de cœur et contrairement à ce qu'on peut penser parfois de ceux qui ont vécu l'expérience de la folie, un homme perspicace et juste.

     

     

    Lettre d'Antonin Artaud à Jean-Louis BarraultAntonin Artaud   Lettre d'Antonin Artaud à Jean-Louis BarraultJean-Louis Barrault

     

     

    Rodez, 1er février 1944

     

    Mon bien cher Ami,

     

    Je vous ai écrit à la Comédie-Française au moment de la première du « Soulier de Satin » il y a trois semaines ou un mois et je me demande si cette lettre vous est parvenue. Vous devriez la réclamer. – Jean-Louis Barrault je n’en peux plus des distances qui nous séparent et de ne plus voir ceux qui me sont chers. Je sais que vous ne m’oubliez pas et que vous pensez souvent à moi ; mais je vois que la vie vous retient par trop de soucis, de préoccupations, d’angoisse et qu’elle vous empêche de me donner le signe que j’attends de vous. – Peut être vous retient-elle aussi par des charmes faux, des illusions captieuses et que vous n’avez pas encore entièrement tuées. J’ai passé mon temps depuis six ans et demi de claustration à lutter entre le faux et le vrai dans le mental. Mais maintenant c’est assez. Je n’en peux plus de cet éternel débat avec moi-même. Il faut que je vive moi aussi. J’ai besoin d’air et d’une nourriture que ces temps de restrictions et de guerre ne permettent plus de trouver nulle part. – Elle durera jusqu’à ce qu’un certain nombre d’hommes, dont vous êtes au premier rang, aient compris de quoi il s’agit. Et si je vous écris c’est qu’il faut à tout prix maintenant, Jean-Louis Barrault, retrouver la mémoire de quelque chose. Un vieux problème s’est posé à nous tous depuis les débuts conscients de notre existence et

     

    Au-dessous duquel nous vivons. Eh bien il faut faire un effort pour remonter le cours des choses, et renverser les événements. On le peut par la pureté et la sincérité en face de soi-même, et en face aussi de Dieu.

     

    Mais il ne faut pas oublier Dieu. - Ceci mon très cher ami n’est pas un sermon mais une Vérité que j’ai fini à force de douleurs et d’isolement par percevoir dans toute l’objectivité de son essence. Et je vois que tous ceux qui vivent autour de moi n’ont même pas conscience de leur propre vie. Car vivre n’est pas suivre moutonnièrement le cours des événements, dans le train-train habituel de cet ensemble d’idées, de goûts, de perceptions, de désirs, de dégoûts que l’on confond avec son moi propre et parmi lesquels on s’assouvit sans chercher plus loin ni au-delà. Vivre c’est se surmonter soi-même, et chaque homme ne fait pas autre chose que de se livrer à soi. or il y a eu dans cette vie-ci, dans le réel et dans le temps, avant 1937 des périodes extraordinaires où nous nous sommes tous vus au-dessus de nous-mêmes et où Dieu dans le concret a passé. Les hommes les ont oublié, c’est pourquoi ils ne comprennent pas cette guerre-ci et s’imaginent qu’elle peut durer. Aux hommes d’élan, d’enthousiasme et de Foi, comme vous Jean-Louis Barrault, à les faire revenir, non au théâtre et en images, mais dans la vie, en réalité.

     

    Je vous embrasse,

    Antonin Artaud

     

    ................

     

     

     

    Jean-Louis Barrault dira de son ami Antonin Artaud:

     

    « Sans calmant, Artaud explosait de partout. Il était royalement beau. »

     

    Voici la lettre dans laquelle est contenue cette citation:

     

    "Je devais subir Artaud d’une façon identique, jusqu’au mimétisme. C’était un personnage double. L’un était d’une lucidité vertigineuse. Il avait conscience de tout ce qui se passait à la fois autour de lui : à droite, à gauche, devant, derrière, tout près, très loin. Il captait le Présent dans tous les sens, de tous ses sens. Une perception d’oeil de mouche.

     

    L’autre Artaud était un personnage embrasé et voyant. On avait l’impression que l’on avait monté sur une voiture de tourisme un moteur d’avion. Sans calmant, Artaud explosait de partout. Il était royalement beau. (...) Il avait un front extraordinaire qu’il portait toujours en avant pour éclairer sa route. De ce front grandiose s’échappaient des gerbes de cheveux. Ses yeux bleus et perçants rentraient dans ses orbites comme pour pouvoir scruter plus au loin. Des yeux d’oiseau rapace - un aigle. Son nez mince et pincé frémissait constamment... (...)

     

    Vous comprenez, j’ai été son jeune disciple- parfois indiscipliné. J’ai reçu son influence d’une façon fulgurante. Il suffisait de trois ou quatre jets d’Artaud pour que tout à coup une déchirure cellulaire se produise en moi et me découvre ce que je portais sans le savoir. Avec lui, ce fut la métaphysique du théâtre qui m’entra dans la peau. Alors certaines nuits ont été des nuits de feu. (...)"

     

     

     

     

     

     

     

     

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