• La preuve que philosophie et médecine peuvent coexister: le parcours de François Dagognet

    Voici le portrait d'un chercheur original qui fit des études de philosophie très poussées et  qui est devenu neuropsychiatre. Il s'oppose à l'idée de spécialités et pense que la pluridisciplinarité est essentielle au soin. Il s'agit de François Dagognet, interviewé par un journaliste, Philippe Garnier. Il cherche à sortir du dualisme âme et corps. Il se définit non comme un matérialiste, mais comme un matériologue, un observateur de la richesse de la matière et de ses mystères. Il voit une dimension spirituelle dans la matière qu'il tente d'analyser et de comprendre pour saisir les maladies.

    François Dagognet en 7 dates

    • 1924 Naissance à Langres
    • 1949 Reçu à l’agrégation de philosophie
    • 1958 Docteur en médecine
    • 1960 Enseigne à Lyon au lycée Ampère, puis à l’université Lyon-3
    • 1965 Publie son premier ouvrage, sur Gaston Bachelard
    • 1971 Préside le jury de l’agrégation de philosophie
    • 1985 Nommé professeur de philosophie à la Sorbonne

    Votre parcours est unique en son genre. Vous êtes à la fois philosophe et médecin, mais vous avez aussi étudié la chimie, la neurologie…

    Je viens d’un milieu on ne peut plus modeste, sans accès à la culture. À 12 ans, j’ai passé mon certificat d’études, mais je n’ai pas pu aller au lycée. Des années plus tard, j’ai été admis dans une école privée catholique à Dijon. Rétrospectivement, j’ai le sentiment d’années perdues, surtout pour les langues. J’ai souffert de ne pouvoir lire les auteurs étrangers ou anciens dans le texte. Les langues, si vous ne les apprenez pas très jeune, c’est irrattrapable. C’est une question d’oreille, une question phonétique et physiologique.

    Ensuite, j’ai étudié la philosophie, j’ai passé Capes et agrégation. Mais quelque chose m’a semblé frustrant dans le pur parcours universitaire. Il y a un échec sous-jacent dans le fait de consacrer sa vie à un auteur. Passer le reste de ses jours avec Helvétius ou Gassendi… cela risque de tourner à l’érudition la plus pauvre et la plus minimale. J’ai tout de même engagé un travail de thèse sur Spinoza, mais le long chemin de l’érudition et les échafaudages théoriques m’ont assez vite rebuté. J’ai eu hâte de retrouver la plénitude du réel. Pour échapper à l’impasse de la pure recherche en philosophie, j’ai passé un doctorat en médecine et je suis devenu neuropsychiatre.

    Philosophe et médecin, vous dites qu’on doit considérer chaque maladie, hors de tout dualisme âme-corps, comme un destin, une « courbure de l’être ».

    Quand j’étudiais la psychiatrie, au début des années 1960, il y avait un conflit entre les partisans de la pure chimie, avec les premiers neuroleptiques et antidépresseurs, et ceux qui personnalisaient la maladie dans la tradition d’Hippocrate, ou même qui l’abordaient de façon radicalement existentielle. On a un peu surmonté depuis, me semble-t-il, cette alternative. On a compris que si la chimie n’atteint que les symptômes, elle est souvent nécessaire, même si elle ne fait qu’apaiser le malade et le sortir de son isolement.

    Ce qui m’a intéressé avant tout, c’est la façon dont on déchiffre la maladie. Car c’est dans la visibilité qu’il faut définir l’acte médical majeur. La médecine n’a cessé de remplacer les symptômes indicatifs d’un malaise par des signes, des signes physiques, qui fondent vraiment le diagnostic, la vraie connaissance. C’est au début du XIXe siècle que s’instaure cette nouvelle relation au corps et à son extériorité. À partir de Laennec et de l’invention de l’auscultation par stétho­scope, vers 1820, un dedans corporel trouble, incertain, trompeur, va être projeté au dehors, extériorisé et susceptible d’être lu. Pensez à Babinski, qui dans les années 1890, identifiait avec une grande précision les pathologies du cerveau à partir de l’excitation de la plante des pieds. Le médecin doit faire parler une maladie qui ne s’extériorise pas forcément et qui excède cette extériorité.

    Qu’avez-vous cherché à atteindre à travers tant de domaines d’investigation ?

    J’ai cherché à creuser la notion d’objet, aussi bien à travers le remède pharmaceutique, capable de modifier le corps, qu’à travers le déchet, avec ses ressources cachées, ou encore la peau. L’art, c’est aussi de l’objet, car vos idées doivent avant tout être montrées. Des plasticiens comme Dubuffet, Arman, Buren sont d’extraordinaires sauveteurs de la matière. Ils nous la montrent dans sa beauté, ils en analysent les restes. Dans ma quête, les néo-objets, les matières plastiques ont été des alliés précieux. Je sais aussi que trop de directions peuvent mener à l’encyclopédisme, au mauvais sens du terme.

     

    Pourquoi avons-nous tant de réticence à donner sa dignité au support et au déchet ?

    Notre relation à l’excrément joue un rôle, bien sûr, c’est l’éclairage de Freud. Mais il faut surmonter cette répulsion, car un examen plus approfondi de l’excrémentiel amène à voir ses richesses. L’aniline qu’on trouve au fond des tuyaux, des tonneaux, a donné les couleurs artificielles les plus chatoyantes. Aujourd’hui, on arrive à collecter le plastique abandonné, le carton usagé. Tout est transformable, il ne peut plus y avoir de secteur de désaveu. Le travail du philosophe y est pour quelque chose, à côté de celui du scientifique. Tous deux sauvent la matière. Ils l’innocentent, quels que soient son stade ou sa forme.

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    Dans un autre article et un autre interview, François Dagognet critique l'hypertechnicité de la médecine spécialisée.

    La médecine générale est-elle une science ?

    Tout dépend de ce que l’on met sous le mot « générale » ! Toute maladie concerne l’ensemble de l’organisme, elle tend à influencer l’ensemble du corps vivant. Cela se remarque particulièrement dans certaines maladies qui s’expriment d’emblée dans plusieurs organes. Par exemple, dans la maladie de Bouillaud, il y a des symptômes articulaires et des symptômes cardiaques, mais il s’agit d’une maladie unique due à une seule cause, le streptocoque. Parler de médecine générale est tautologique, il n’y a pas de maladie ponctuelle, la médecine est générale ou elle n’est pas.

    Mais alors, que recouvre la différence entre médecins généralistes et médecins spécialistes ?

    La médecine a changé de statut depuis 20 ou 30 ans. Il y a aujourd’hui deux types de médecins. Celui qui est très attentif à la symptomatologie et proche du malade, celui qui fait une médecine très instrumentalisée, mais qui est très éloigné du malade. Le premier est dans le relationnel, il cherche surtout des symptômes et des troubles, il tient compte du contexte du malade ; c’est un interprète. Le second est dans le rationnel, il cherche la cause de la maladie, il se soucie peu du contexte du malade ; c’est un hypertechnicien, un causaliste. Il s’agit de deux chemins tout-à-fait différents, ne répondant pas aux mêmes objectifs, n’obtenant pas les mêmes résultats, ne demandant ni la même motivation, ni la même formation et tous les deux dangereux selon que l’un va trop loin et l’autre pas assez.

    La médecine générale serait de la psychiatrie ?

    Non plus. Le médecin généraliste est démuni devant un malade psychiatrique, il n’a pas appris la psychiatrie. Imaginez, par exemple, une situation que nous a révélée l’antipsychiatrie : une femme est hospitalisée pour délire aigü, rapidement asséché par un traitement neuroleptique ; elle sort au bout de deux semaines. Quelques jours après, il faut hospitaliser son mari, parce qu’il va bien quand sa femme est malade, mais qu’il plonge dès que sa femme est guérie. Il faut être très fort pour tenir pour malade celui qui est en bonne santé apparente et pour sain celui qui est en maladie aigue ! Le généraliste n’a pas les moyens de cette extraordinaire gymnastique.

    Il s’occupe de troubles et de dysfonctionnements. Le plus souvent, il fait de la psychopathologie, en tout cas, il est du côté du mental, de l’angoisse. Il s’occupe de recueillir des symptomes, de les regrouper et de les interpréter.

    La médecine générale est une science humaine, comme l’est la psychanalyse. Aujourd’hui, Freud est détesté, alors qu’il est un modèle pour les généralistes. On a oublié qu’il était avant tout un clinicien génial : il a inventé une discipline qui aide à repérer des signes que l’on n’avait pas l’habitude de retenir. Par exemple, à tenir éventuellement comme un symptome fondamental le retard d’un quart d’heure d’un patient. De plus, il a montré que le médecin lui-même est déjà un remède.

    Comment former les médecins généralistes ?

    L’enseignement doit comporter des sciences humaines, comme la sociologie, parce que les malades ne sont pas séparés de leur environnement. Surtout, il faut donner plus d’importance à la clinique. J’ai eu la chance de commencer mes études de médecine non pas dans une faculté, mais dans une école de médecine. L’essentiel de l’enseignement y était fait par des praticiens de ville, pas par les grands maîtres de la faculté, qui ne s’intéressent ni aux étudiants, ni aux malades. Pendant leurs deux premières années d’étude, les étudiants allaient tous les matins à l’hôpital. Les cours théoriques avaient lieu l’après-midi. Chaque étudiant prenait en charge trois ou quatre malades, quotidiennement. Il était plongé dans la pratique. Très régulièrement, le chef de service lui faisait expliquer ce qu’il avait cru remarquer et en discutait avec lui.

    Malheureusement, ce genre d’enseignement a complètement disparu. Dès la première année de médecine, les étudiants sont soumis à une masse invraisemblable de données physiques, chimiques, mathématiques, etc. Ils ne voient pas un seul malade, mais sont tout de suite normalisés à la médecine hypertechnicienne.

    Leurs examens sont d’une stupidité inénarrable. Ça ressemble aux jeux télévisés ! leur seul intérêt est de pouvoir noter les élèves rapidement, mais sans s’occuper de savoir s’ils sont sensibles aux nuances, aux circonstances. Leur formation est unilatérale, hypertechnicienne et, pire que ça ! terroriste ! Elle les conditionne pour toute leur vie de médecin.

    Ça n’est pas étonnant que les jeunes médecins ne choisissent pas la médecine générale : ils n’ont appris que l’autre ! Ils ont été élevés dans la scientificité. Ils savent bien qu’ils ne sont pas préparés à se débrouiller dans le pataquès astreignant d’une médecine qui est contraignante parce que, dépendant des malades et de leurs drames, elle leur offre moins de liberté.

     

    En conclusion, pour ce philosophe la vie sage est déjà un remède: trouver son équilibre intérieur, comprendre la matière, c'est aller mieux. Il invite aussi à se pencher sur la bioéthique pour concilier la médecine spécialisée et la médecine générale. Le relationnel est important. Il faudrait également instituer la médecine clinicienne (généraliste) comme une science humaine.

     

     

    Liens externes

    Lien vers l'article de philosophie magazine:

    http://www.philomag.com/les-idees/entretiens/francois-dagognet-a-lecole-de-la-matiere-7327

     

    Lien vers un autre article: la médecine générale est une science humaine

    http://www.carnetsdesante.fr/Dagognet-Francois

    « Qui était Hippocrate de Cos? (460 environ à 370 avant Jésus Christ)Jean Starobinski et la réflexion sur la mélancolie »
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