• Jean Starobinski et la réflexion sur la mélancolie

     

     

    Jean Starobinski

    Jean Starobinski, critique littéraire et médecin (docteur ès lettres et en médecine), a voulu montrer que la mélancolie qu'on appelle aujourd'hui dépression, n'est pas seulement une maladie. Elle peut être une source de création. Cet état qui était lié, selon Hippocrate, à un dérèglement des humeurs et notamment de la "bile noire", dont le mot "mélancolie" garde une trace en son sens étymologique qui signifie "melan" "noir" et "colie/Khôlê" "bile" n'est pas qu'un état négatif. Rappelons que Jean Starobinski fut psychiatre et notamment interne de 1957 à 1958 à l'hôpital de Cery.Voici un article de l'EXPRESS qui en parle avec justesse.

     

    Jean Starobinski (né en 1920) est plus qu'un fin lettré, c'est une curiosité, bientôt une survivance d'une haute culture. D'abord, cette provenance biographique insolite : jeune interne en psychiatrie en Suisse, il publie sa thèse de médecine Histoire du traitement de la mélancolie (1960). Dans un mouvement parallèle qui va largement s'épanouir, il commence à questionner les grands textes, ce qui aboutit à son autre thèse, Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l'obstacle (1957). Ce "médecin défroqué", formule qu'il récuse, est, sans conteste, un très grand critique littéraire. Non pas de ceux qui étouffent les textes sous les commentaires, les noyant dans une asphyxiante redondance, mais un maître qui aiguise leur puissance, leur intensité en stimulant le désir du lecteur. Dès l'aube de la littérature occidentale, ce thème de la mélancolie pèse sous la morne domination de Saturne, "le soleil noir de la mélancolie" (tiré du poème "El Desdichado" de Gérard de Nerval), d'Homère à Roger Caillois, de Baudelaire à Kafka.  

    Anxiété et abattement, mutisme, solitude et haine d'autrui, suicide accompagnent souvent l'homme d'exception. L'atrabilaire fait son entrée par la grande porte. Rappelons que pour les Anciens (Hippocrate ou Galien), c'est la néfaste bile noire macérant dans le bas-ventre qui diffuse d'épaisses vapeurs dans le cerveau, alourdissant le corps et déréglant l'esprit. Mais ce que le regard médical, dès l'origine, stigmatise comme un lourd déficit, une pétrification, un retrait, les écrivains vont en faire un atout, une toute autre façon de voir le monde et de le prendre à revers, une force. Le premier à faire la pirouette, c'est le philosophe atomiste Démocrite. Vivant loin d'Abdère, fuyant ses contemporains, il rit de tout (le mélancolique peut être pris de rires nerveux). Hippocrate, dépêché en urgence, doit poser son diagnostic. Démocrite n'est pas fou, il se moque, à s'en égosiller, des travers des Abdéritains travaillés par les vices et la vanité de ce monde. En 1621, paraît l'Anatomy of Melancholy de Robert Burton, une somme encyclopédique mais aussi une satire de ce théâtre d'ombres et de masques qu'est la vie de l'homme social, adepte systématique du faux-semblant. Baudelaire, à force de labeur, transforme sa triste rêverie vaporeuse en rêve, matière précieuse et première de sa poésie. La leçon est limpide. Qu'importe la maladie, ce qui compte, c'est de savoir ce qu'on en fait. La littérature le fait. 


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    Jean Starobinski a rédigé un ouvrage intitulé "Histoire du traitement de la mélancolie des origines à 1900", publié en 1960 dans la préface duquel il parle de ses recherches. A nouveau, nous pouvons nous rendre compte qu'il n'y a pas forcément de frontières entre les disciplines, lui qui se sert de la littérature pour expliquer l'humain et tenter de le soigner. Il est docteur ès lettres et docteur en médecine. Il possède une expérience de médecin et de psychiatre en plus d'avoir enseigné la littérature. Voici la préface qu'il a rédigée:
     
    La bibliographie accompagnant l’Histoire du traitement de la mélancolie des origines à 1900 a été établie en 1960. Cet ouvrage fit partie de la série des Acta psychosomatica édités par les soins de la firme pharmaceutique Geigy de Bâle. A la fin d’une période où j’avais été médecin interne (1957-1958) à l’Hôpital Psychiatrique de Cery près Lausanne (directeur Hans Steck), il m’avait semblé opportun de jeter un regard sur l’histoire millénaire de la mélancolie et de ses traitements. L’ère des nouvelles thérapeutiques médicamenteuses venait de s’ouvrir. Le but de ce petit livre destiné à des médecins était de les inviter à prendre en considération la longue durée dans laquelle s’inscrivait leur activité.

    Après une licence ès lettres classiques à l’Université de Genève, j’avais entrepris en 1942 des études conduisant au diplôme de médecine. Des fonctions d’assistant de littérature française à la Faculté des Lettres de Genève ont cependant maintenu le lien avec le domaine littéraire. Un projet de thèse sur les ennemis des masques (Montaigne, La Rochefoucauld, Rousseau et Stendhal) se profilait tandis que j’apprenais à ausculter, percuter, radioscoper. Les études médicales achevées (1948), je fus pendant cinq ans interne à la Clinique de Thérapeutique de l’Hôpital Cantonal Universitaire de Genève. La double activité médicale et littéraire se prolongea au cours des années 1953-1956 passées à l’Université Johns Hopkins de Baltimore. Mais cette fois l’activité principale fut l’enseignement de la littérature française (Montaigne, Corneille, Racine) que doubla néanmoins une présence régulière aux grandes visites et aux confrontations clinico-pathologiques du Johns Hopkins Hospital. Je pus bénéficier des ressources de l’Institut d’Histoire de la Médecine où enseignaient Alexandre Koyré, Ludwig Edelstein, Owsei Temkin. Et j’eus l’occasion de rencontrer à plusieurs reprises le neurologue Kurt Goldstein, dont les travaux avaient tant compté pour Maurice Merleau-Ponty. De ce séjour à Baltimore résultèrent une thèse de littérature française : Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle (Paris, Plon 1957, puis Gallimard, 1970), et la première ébauche d’une étude sur Montaigne qui ne prit sa forme complète que dans une publication plus tardive (Montaigne en mouvement, Gallimard, 1982).

    Je relate ces diverses étapes de mes jeunes années pour dissiper un malentendu. Je suis souvent considéré comme un médecin défroqué, passé à la critique et à l’histoire littéraires. A la vérité, mes travaux furent entremêlés. L’enseignement d’histoire des idées qui me fut confié à Genève en 1958 s’est poursuivi de façon ininterrompue sur des sujets qui touchaient à l’histoire de la médecine, et plus particulièrement de la psychopathologie.

    J’avais conçu l’Histoire du traitement de la mélancolie comme une introduction générale à un exposé plus spécialisé, qui eût établi un bilan des procédés récents : électrochoc, administration des tricycliques. Pour cette étude qui devait compléter la mienne, l’auteur pressenti était le professeur Roland Kuhn, directeur de la Clinique psychiatrique cantonale de Münsterlingen, Thurgovie. Il détenait en ce domaine une insigne avance, ayant été le premier à administrer en double insu l’imipramine (tofranil) à un groupe important de patients. Mon étude s’arrêtait à la date de 1900 pour ménager le passage du témoin. Dans cette perspective, j’ai laissé la psychanalyse hors du champ de mon étude. La répartition des tâches semblait s’annoncer de façon tout à fait heureuse. Roland Kuhn était non seulement un excellent clinicien, mais sa largeur de vues, ses liens étroits avec Ludwig Binswanger et avec l’école phénoménologique lui auraient permis d’évaluer avec beaucoup de précision et de nuances les résultats obtenus par le traitement médicamenteux. A mon grand regret, les responsabilités dont il était alors chargé ne lui permirent pas d’entreprendre la rédaction d’un « état présent » qui eût constitué le second volet du diptyque. Mon travail d’historien n’a donc pas trouvé son débouché dans une discussion sur les problèmes d’actualité.

    De mon entreprise, qui fut une thèse de doctorat en médecine, il est resté un exposé narratif, presque un récit, et qui demeure en suspens à la date fatidique de 1900. Cette façon de rappeler ce qui a été pensé et formulé avant nous sur un grand sujet appartient au genre de l’«érudition doxographique», qui n’a pas très bonne presse aujourd’hui. Cela fait un peu trop penser aux « historiques » stéréotypés, obligatoirement mis en tête de la plupart des thèses routinières. Je crois cependant que les dossiers documentaires ont leur vertu. Ils sont d’autant plus nécessaires lorsque la réflexion porte sur la figure qu’a prise la mélancolie au long des siècles, c’est-à-dire sur les formes dans lesquelles la souffrance psychique a été interprétée : elle fut liée à d’anciens mythes (Kronos), à toute une imagination matérielle (la bile noire, sèche et froide), à la spéculation astrologique, à divers systèmes médicaux (humorisme ou solidisme) qui ont laissé d’innombrables traces dans les littératures et les arts. A l’âge des inventaires nosographiques, la mélancolie s’est déclinée en un très grand nombre d’espèces morbides, jusqu’à rendre suspect son propre nom . Esquirol n’est pas parvenu à lui substituer « lypémanie ». La « dépression », la « maladie bipolaire » ont désormais statut scientifique, reléguant « mélancolie » aux confins de la littérature.

    Quel que soit le point de départ que l’on choisisse dans la longue carrière de la mélancolie, il s’entoure d’un réseau indéfini d’associations. Je pense en particulier à la superbe étude Dürers Melencolia I d’Erwin Panofsky et Fritz Saxl, parue en Allemagne en 1923, qui déploie toute l’anthropologie et la cosmologie de la Renaissance à travers l’interprétation de la fameuse gravure allégorique de Dürer. Ce fut un exemple particulièrement heureux des résultats que l’on peut attendre de l’enquête iconologique. Après les décennies de la tragédie européenne, ce livre a reparu, considérablement accru, dans la version anglaise intitulée Saturn and Melancholy, dont l’édition fut assurée en 1964 par le philosophe Raymond Klibansky. Il n’a pu figurer dans ma bibliographie de 1960. La traduction française, par Fabienne Durand-Bogaert et Louis Evrard devait paraître chez Gallimard en 1989. J’ai souvent cité ce livre en exemple, quand j’ai tenté de définir un comparatisme élargi, dont la pratique aboutirait à un savoir qui, sans même y viser, serait en même temps une œuvre de poésie.

    Il m’incombe toujours de donner son complément à l’Histoire du traitement de la mélancolie. Mais ce complément ne sera pas strictement médical. Ce qui survivra de mon ancien travail reparaîtra dans un contexte d’études prenant appui sur des œuvres et des problèmes littéraires. Ce prochain livre s’ajoutera à des études que j’ai publiées sur le même sujet : Trois Fureurs (Gallimard, 1974) ; Montaigne en Mouvement (Gallimard, 1982) ; La Mélancolie au miroir. Trois lectures de Baudelaire (Julliard, 1989); Action et réaction, Vie et Aventures d’un Couple (Seuil, 1999) notamment au chapitre 4, « Pathologies réactionnelles », où j’examine la notion de « dépression réactionnelle » apparue dans le langage de la psychiatrie au début du vingtième siècle. Sur ce dernier livre, j’ai eu l’occasion d’apporter de nouvelles remarques lors d’un entretien avec Bernard Granger et François Ménard, paru dans PSN Psychiatrie, Sciences Humaines, Neurosciences, Volume 2, n° 3, Paris, mai-juin 2004, p. 9-19.

    Pour l’établissement de la bibliographie, j’avais bénéficié des ressources de la Bibliothèque Publique et Universitaire de Genève, de l’Universitätsbibliothek de Bâle, ainsi que de celles que m’offrait la Bibliothèque de l‘Hôpital Universitaire de Cery. Je leur renouvelle mes remerciements. Les collections de ces bibliothèques s’accroissent aujourd’hui autant dans le domaine de la clinique et de la recherche scientifique que dans celui de l’histoire de la psychiatrie. Une mise à jour allongerait considérablement les pages de répertoire concernant les travaux récents. Historiens, psychologues, sociologues, essayistes ont voué une considérable attention au sujet depuis une quarantaine d’années. Le récit autobiographique de William Styron Darkness visible, New York, Random House, 1990 (tr.fr. : Face aux ténèbres, Paris, Gallimard), a pris rang de témoignage classique. Le très important ouvrage du psychiatre danois August Wimmer (1916) qui accrédita la notion de « dépression réactionnelle » peut être lu désormais dans la traduction anglaise de Johan Schioldann : Psychogenic psychoses, Adelaide, Adelaide Academic Press (South Australia), 2003.

    Lien vers la version numérisée de cette préface:
     
    Bibliothèque numérique médica:
     

     

     

     

     

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