• Hippocrate-Sur le rire et sur la folie

    "Que j'ai toujours haï les pensers du vulgaire !
    Qu'il me semble profane, injuste, et téméraire,
    Mettant de faux milieux entre la chose et lui,
    Et mesurant par soi ce qu'il voit en autrui !
    Le maître d'Épicure (1) en fit l'apprentissage.
    Son pays le crut fou : Petits esprits ! mais quoi ?
                   Aucun n'est prophète chez soi.
    Ces gens étaient les fous, Démocrite, le sage.
    L'erreur alla si loin qu'Abdère (2) députa
                   Vers Hippocrate (3) , et l'invita
                   Par lettres et par ambassade,
    A venir rétablir la raison du malade.
    Notre concitoyen, disaient-ils en pleurant,
    Perd l'esprit : la lecture a gâté (4) Démocrite.
    Nous l'estimerions plus s'il était ignorant.

    [...]"

    (1)Démocrite

    La Fontaine- Fables  "Démocrite et les Abdéritains", (VIII, 26)

    Dans LE RIRE ET LA FOLIE d'HIPPOCRATE, nous pouvons lire plusieurs lettres écrites par le célèbre médecin. On découvre aussi la véritable histoire du philosophe Démocrite que la cité croyait fou et qu'on voulait soigner. Pourtant, il était sage. La sagesse ne peut se définir que par rapport à la folie des hommes, cette folie qui est méfiance envers les normes, puissance de transgression, sens aigu du relatif,  remise en question du dogmatisme et des certitudes. On y apprend dans ces lettres que le thérapeute, Hippocrate, est moins sage que son patient, qu'il faut donc se méfier des apparences souvent trompeuses et sources d'erreurs. Nous assistons à un triple renversement dans ces lettres le plus souvent dialogiques: le présumé fou, Démocrite, est un grand sage, le thérapeute un ignorant et la normalité, une démence. Démocrite est connu pour son rire moqueur, pour être le patron de la satire, lui qui fut considéré comme un mélancolique.

    Voici l'extrait d'une lettre qu'HIPPOCRATE adresse à  DAMAGETE et qui relate sa rencontre avec Démocrite:

    "Il [Démocrite] attendit un peu avant de répondre: "J'écris sur la folie."

    -Par Zeus, le roi des Dieux, m'écriai-je, quel à-propos et quelle réplique aux accusations de la cité!"

    -De quelle cité parles-tu, Hippocrate? demanda-t-il.

    -Ce n'est rien Démocrite, je ne sais comment le mot m'a échappé, mais qu'écris-tu sur la folie?

    -Que pourrai-je écrire, répondit-il, sinon ce qu'elle est, comment elle advient aux hommes et de quelle manière on peut la calmer? Les animaux que tu vois là, je ne les dissèque pas par haine du divin ouvrage, mais parce que je cherche la nature et le siège de la bile; car c'est elle comme tu le sais qui dérange l'esprit des hommes, lorsqu'elle est surabondante; il est vrai qu'elle existe chez tous naturellement, mais en moindre quantité chez les uns, en abondance chez les autres; est-elle en excès, les maladies surviennent: c'est une substance tantôt bonne, tantôt mauvaise.

    -Par Zeus, m'écriai-je, Démocrite,  tu dis vrai et parle sagement. J'en conclus que tu es heureux de jouir d'une telle tranquillité, qui ne nous a pas été donnée en partage.

    -Mais pourquoi ne vous a-t-il pas été donné d'en jouir? demanda-t-il.

    -Parce que, répondis-je, les champs, la maison, les enfants, les dettes, les maladies, les morts, les esclaves, les mariages et le reste nous ôtent tout loisir.

    Alors, notre homme retombant dans sa position coutumière, se mit à rire aux éclats, à tout prendre en dérision, puis il garda le silence. et moi je repris:

    -Pourquoi ris-tu Démocrite? Est-ce des biens ou des maux dont j'ai parlé? [...]Démocrite, le meilleur parmi les sages, je brûle d'apprendre ce qui te met dans cet état, et pourquoi je t'ai paru risible, moi ou ce que j'ai dit, il faut que, dûment informé, je supprime la cause de tes moqueries, ou bien que convaincu d'avoir tort, tu renonces à tes rires inopportuns. [...]Comment ne pas te convaincre de ton erreur? Ne penses-tu pas extravaguer quand tu ris de la mort d'un homme, de la maladie, du dérangement d'esprit, de la folie, de la mélancolie, du meurtre, voire de choses pires encore? (...)Car tu ris de ce qu'il faudrait déplorer, tu déplores ce qui devrait réjouir; de sorte qu'entre le bien et le mal il n'y a plus pour toi de distinction.

    -C'est fort bien dit, Hippocrate, mais tu ignores pourquoi je ris; quand tu le sauras, je suis sûr qu'avec mon rire tu rapporteras dans tes bagages, pour le bien de la patrie comme pour le tien, une médecine plus efficace que ton ambassade, et tu pourras enseigner la sagesse aux autres. En échange, peut-être m'enseigneras-tu en échange l'art médical, quand tu sauras à quel point les hommes s'intéressent à ce qui n'a nul intérêt, rivalisant d'efforts pour ce qui ne mérite aucune peine et gaspillant tous leur vie à entreprendre des choses risibles."

    Un peu plus loin, on peut extraire plusieurs citations de Démocrite qui explique son rire moqueur, le rire du sage qui comprend l'intempérance des hommes:

    p.91: "Je ris des hommes qui rivalisent de perfidie dans leur machination et dont la pensée est tortueuse. (...) Mon rire condamne chez eux l'absence de tout projet réfléchi."

    P.92: "Car les hommes n'aperçoivent pas le droit chemin de la vertu, ce chemin sans souillure ni aspérité, où l'on ne risque pas de trébucher, mais où nul ne veut s'engager."

    Voici ensuite ce que pense Hippocrate des réponses de Démocrite:

    p.100: "A mes yeux, Damagète, il avait l'air d'un dieu et j'oubliais son apparence extérieure."

    Il répond à Démocrite: "Tu m'as donné de quoi soigner ma pensée".

    En conclusion, nous pouvons dire que c'est Démocrite qui soigne Hippocrate et non l'inverse, car il lui enseigne à mieux déchiffrer le monde et à le comprendre. Pas de meilleur remède pour les Anciens que d'avoir recours à la sagesse pour guérir. Un esprit bien guidé est la meilleur médecine qui soit.

    Antoine Coypel-Démocrite (1661-1722). Tableau présent au musée du Louvre.

     

     

    BIBLIOGRAPHIE

    Sur le rire et sur la folie-HIPPOCRATE, éditions Rivages, 1989, pp.78 et suivante.

    « Cultiver la gentillesse, la bonté et la compassionLettre de Joseph Roth à Stephan Zweig du 2 février 1936 »
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