• En quoi le cinéma d'Hitchcock nous interroge-t-il sur notre psychologie?

    Cet article est extrait de Philosophie magazine N°67. Il montre à quel point le maître du suspense, Hitchcock,  entre dans la profondeur des pulsions humaines, entre érotisme et meurtre, entre esthétique et pathologie.

    En 1959, le maître, âgé de 60 ans, décide d’adapter un roman de gare glauque, Psychose. Retrouver le plaisir de ses jeunes années de cinéma doit aussi lui permettre de reconquérir son épouse, Alma Reville (Helen Mirren), échaudée par l’égoïsme de son mari. Le film Hitchcock navigue entre comédie de remariage et archéologie cinématographique. On y perçoit cette obsession de la forme qui fait le génie du cinéaste. Ce dernier construit ainsi son film autour d’une scène, celle du meurtre de Marion sous la douche. Le premier tiers de Psychose n’est qu’une longue fausse piste, la suite un habile decrescendo, l’ensemble un dispositif pour exciter nos pulsions en évitant la censure : noir et blanc pour déréaliser le sang, montage nerveux pour suggérer sans la montrer la violence et la nudité, direction d’acteurs à la limite du harcèlement, fusion entre les images et la musique de Bernard Herrmann, sans oublier une campagne de communication qui interdit les retards dans les salles – afin que les spectateurs ne manquent pas la séquence cruciale.

    Alors qu’il n’était considéré que comme un bon artisan, de jeunes critiques français firent d’Hitchcock, dans les années 1950, un artiste, voire un philosophe. Éric Rohmer écrivit ainsi : « Idées et formes suivent la même route, et c’est parce que la forme est pure, belle, rigoureuse, étonnamment riche et libre qu’on peut dire que les films d’Hitchcock […] ont pour objet […] les Idées, au sens noble, platonicien du terme » (Les Cahiers du cinéma, n° 93, mars 1959). Mais l’obsession de la perfection formelle suppose aussi le désir, la peur et la culpabilité, et oriente alors la lecture de ses films vers Freud et Lacan, comme l’a suggéré Žižek dans Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur Lacan sans jamais oser le demander à Hitchcock (Capricci, 2010). Cette polarité entre métaphysique de la forme pure et psychologie des profondeurs anime toujours les interprétations des philosophes d’aujourd’hui. Les cinq analyses présentées ici se retrouvent autour des thèmes de l’inconscient, de l’invisible et du néant. Une femme disparaît : réapparaîtra-t-elle ? Le soupçon dissout-il le réel ? Que révèle une modeste mélodie fredonnée ? Peut-on donner de la chair à un homme qui n’existe pas ? Hitchcock montre des êtres qui doutent d’eux-mêmes, d’autrui et du monde. Mais ils déploient leurs angoisses dans des dispositifs d’une rigueur et d’une beauté confondante. Dès lors, ces images, ces fantasmes, sont-ils des simulacres ou l’essence même des choses ? Telle est la vertigineuse question que pose le cinéma d’Alfred Hitchcock.

    Approches de la Madeleine

    « Un veuf inconsolé erre comme une âme en peine dans les rues embrumées de Bruges. La femme disparue, Madeleine, en vient à se confondre avec la ville dans son esprit malade. Il croise un jour une femme qui lui ressemble de façon hallucinante. Il la suit, l’aborde, ils se voient et deviennent amants. Elle aime s’amuser, a des aventures et tourmente le triste héros de cette histoire. Elle découvre sa demeure et profane les reliques de la femme morte. Il la tue et comprend enfin que ce qui empêchait les deux femmes de se confondre, c’est que la seconde était vivante (Georges Rodenbach, Bruges-la-Morte, 1892).

    Pourchassé par la police, un homme se réfugie dans une île qu’il croit déserte jusqu’à ce qu’y apparaisse un groupe de gens, comme venu de nulle part. Il les observe en restant caché. Une femme très belle, Madeleine, courtisée par un certain Morel, attire son attention. Il essaie de lui parler mais elle ne répond jamais. Il en tombe follement amoureux. L’horreur l’envahit lorsqu’il observe que les mêmes faits et gestes se répètent d’une semaine à l’autre. Il découvre que ces êtres sont des images projetées en trois dimensions par une machine inventée par Morel pour assurer au groupe, et à sa passion, la vie éternelle. Le héros réussit à s’introduire dans la machine dans l’espoir, devenu lui aussi image, de s’unir à Madeleine (Adolfo Bioy Casares, L’Invention de Morel, 1940).

    Ces deux devancières culminent dans la Madeleine de Sueurs froides (Vertigo, 1958). Il serait vain de se demander si Boileau et Narcejac, en écrivant D’entre les morts (1954), ou Samuel A. Taylor et Alec Coppel, en élaborant le scénario du film, en avaient connaissance tant il est vrai, comme l’écrivit un jour Borges, qu’une œuvre puissante crée ses précurseurs. Chez Hitchcock aussi, le héros masculin aime une morte et cette morte est une image. Mais Madeleine n’a jamais été qu’une image puisqu’elle est un leurre pour piéger le héros. Ce qui fait du film d’Hitchcock une œuvre bouleversante est qu’il incite à lire l’histoire du point de vue non du héros névrotique, mais de la femme bien réelle, aimante et souffrante, qui incarne la Madeleine imaginaire 1. Comme dans tout amour passion, l’homme préfère l’image à la vraie femme. Dans Sueurs froides, il va jusqu’à la (re)fabriquer, cette image, et cela tue la femme réelle. »

    1. Lire La Marque du sacré, de Jean-Pierre Dupuy.

    Par Jean-Pierre Dupuy

     

    Il enseigne à l’université de Stanford, aux États-Unis. Il est notamment l’auteur de Pour un catastrophisme éclairé (Seuil, 2002), de Retour de Tchernobyl (Seuil, 2006) et de La Marque du sacré (Carnets Nord, 2009).

    Décryptage de "Sueurs froides"

    ANALYSE de SEQUENCE "Vertigo" ou "SUEURS FROIDES"


     

    FILM sur Hitchcock
    À voir Hitchcock, de Sacha Gervasi, avec Anthony Hopkins, Helen Mirren, Scarlett Johansson. En salles.
    « La philosophie, médecine de l'âme?Prière espoir »
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